Les groupes se toisèrent un instant.
Puis Brocando se jeta en avant comme un poulet furieux, agitant son épée. Le moize maigre fit un bond en arrière et tira sa propre épée avec une promptitude décourageante. Gorash déroula son fouet et découvrit que Fléau s’interposait entre lui et le roi.
Les Munrungues contemplèrent le combat. Il semblait y avoir deux écoles d’escrime. Brocando se lançait dans la mêlée avec la fougue d’un moulin à vent repoussant l’ennemi par sa seule vigueur. Fléau se battait en silence, comme une espèce de machine – fente, estoc, parade… tic tac tic.
— On ne devrait pas les aider ? demanda Snibril.
— Non. Dix contre deux, c’est pas loyal, estima Glurk.
A l’autre bout de la salle du trône, les portes s’ouvrirent brutalement, et une douzaine de gardes moizes se précipitèrent vers eux.
— Oh. Parce que comme ça, c’est mieux, alors ? s’exclama Snibril.
Glurk jeta sa lance. Un des gardes hurla.
— Oui, répondit-il.
Snibril s’aperçut que les lances faisaient du bon ouvrage face à des épées, si on les conservait en main. On pouvait frapper et parer avec. Tandis que de nouveaux gardes continuaient à envahir la salle, il s’aperçut que la supériorité numérique de l’ennemi représentait un autre avantage pour lui. D’abord, on avait moins de difficulté à en toucher un. Et puisqu’il y en avait tant, aucun ne s’engageait avec un enthousiasme excessif, estimant qu’il était inutile de courir trop de risques, alors qu’il y avait tant de gens autour pour les prendre à leur place.
Voilà comment les Fulgurognes doivent raisonner, se dit-il en rompant une lance sur un crâne de moize. Choisis toujours un ennemi plus grand que toi, il est plus facile à atteindre…
Il se retrouva adossé à Fléau, qui continuait à se battre à sa façon mécanique, comme quelqu’un qui aurait pu continuer toute la journée.
— J’ai brisé ma lance !
— Prends une épée ! répliqua Fléau en parant le coup d’un garde aux abois. Ce n’est pas ce qui manque, par terre !
— Mais je ne sais pas comment on s’en sert !
— Rien de plus facile ! Tu prends dans ta main le bout arrondi, et tu places le bout pointu à l’intérieur de l’ennemi !
— Ça doit être plus compliqué que ça !
— Oui ! Il faut toujours garder en mémoire le rôle de chaque extrémité !
Et soudain, tout fut terminé. Les derniers gardes survivants se bousculèrent pour prendre la porte. Gorash était mort. Le moize efflanqué esquiva une dernière botte extravagante de l’épée de Brocando et s’engouffra dans le passage secret par la porte ouverte. Ils l’entendirent dévaler les marches.
Snibril regarda son épée. Elle était couverte de sang et il espérait que ce n’était pas le sien.
— Eh bien, ça a pas été trop difficile, conclut Glurk.
— Ils sont encore des centaines, au-dehors, rappela Fléau, morose.
Brocando alla jusqu’au balcon. La lumière du petit matin déferlait sur les poils. Il plaça les mains autour de sa bouche, en porte-voix.
— Je suis revenuuuuuu ! Brocandooooo !
Il empoigna un cadavre de moize, le traîna jusqu’au balcon et le jeta par-dessus bord.
Quelques Fulgurognes étaient déjà assemblés sur la place qui s’étendait au pied du palais. Des vivats s’élevèrent.
Le roi se frotta les mains.
— Aidez-moi à redresser le trône, demanda-t-il.
Ils durent se mettre à trois pour le soulever. Antiroc gisait dessous. Il se laissa happer par la poigne de Glurk, qui le remit sur pied.
— Passe-moi la couronne, ordonna Brocando sur un ton meurtrier. Le truc que tu portes sur la tête. Celui qui ne t’appartient pas.
— On a cru que tu étais mort…
— Tu as l’air ravi de me voir de retour, jugea Brocando.
Son expression était terrible à voir.
— Il fallait bien que quelqu’un soit roi. J’ai dû m’occuper du peuple de mon mieux…
On entendit du vacarme au-dehors. Un moize entra à reculons, transpercé d’une flèche. Une demi-douzaine de Fulgurognes chargèrent par-dessus son corps. C’est à peine s’ils jetèrent un coup d’œil à Brocando avant de se ruer sur Antiroc, qu’ils arrachèrent à la poigne de Glurk pour le traîner jusqu’au balcon.
— Vous ne pouvez pas les laisser faire ça ! s’exclama Snibril.
Quatre Fulgurognes avaient saisi Antiroc par les bras et les jambes et ils le balançaient d’avant en arrière, très haut au-dessus des toits de Périlleuse.
— A la une, à la deux, à la trois, scandaient-ils.
Les balancements prenaient de plus en plus d’amplitude.
— Et pourquoi pas ? demanda Brocando.
— C’est votre frère !
— Hmm ? Oh, bon, bon, d’accord. Posez-le, vous autres, ordonna Brocando. Allez, posez-le. Je veux pas dire lâchez-le, vous risquez de l’interpréter de travers. Je peux pas laisser mes sujets balancer ma famille par-dessus le balcon, ça ne se fait pas.
— Bien, jugea Snibril.
— Je vais m’en charger moi-même.
— Non !
Ce fut un chœur général. Tout le monde poussa un cri à l’unisson, notamment Antiroc, qui se joignit à la clameur générale avec encore plus de conviction que les autres.
— Je plaisantais, déclara Brocando (ce qui ne semblait pas être le cas). Au diable toutes ces… ces dettes envers autrui. Voilà que vous allez me faire me sentir coupable de jeter les traîtres du haut du roc, maintenant. C’est une tradition royale. Bon, d’accord. Qu’il s’en aille.
Antiroc tomba à quatre pattes.
— Tu ne peux pas me faire ça ! Ils vont me tuer !
— Tous les gens dont tu as vendu les parents aux moizes ? demanda Brocando. Miséricorde ! Evidemment, tu as la possibilité de suivre ton ami…
Il indiqua d’un geste la porte du passage secret. Antiroc parut horrifié.
— Mais Gormaliche est descendu par-là ! brailla-t-il.
— Il s’appelait comme ça ? Le nom lui va bien. Vous pourrez parler du bon vieux temps. (Il adressa un hochement de tête au quatuor qui avait failli débalconiser l’usurpateur.) S’il ne veut pas partir, donnez-lui un coup de main.
Les Fulgurognes avancèrent sur Antiroc. Le meurtre se lisait dans leurs prunelles. Il adressa un regard de supplication à Brocando, hésita un instant avant de bondir vers la porte.
Elle claqua derrière lui.
— Qu’il tue Gormaliche, ou que Gormaliche le tue, peu me chaut. Et même, qu’il trouve la sortie, s’il en est capable, soupira Brocando. Mais pour l’heure… Mettons la main sur les derniers moizes. Ils ne devraient plus se montrer trop coriaces, à mon avis.
— Qu’en ferons-nous si nous les capturons vivants, Votre Majesté ? demanda l’un des Fulgurognes.
Brocando parut las.
— A vrai dire, nous manquons de cachots, répondit-il. Il serait sans doute préférable que vous évitiez de les capturer vivants.
— On ne doit pas tuer l’ennemi quand il a déposé les armes, s’indigna Fléau.
— Vraiment ? On en apprend tous les jours. J’avais toujours pensé que c’était le moment idéal, pourtant, répondit Brocando.
Snibril, assis devant les écuries royales, regardait Roland manger sélectivement le contenu d’une musette. Les boxes conçus par les Fulgurognes pour leurs petites montures à six pattes étaient trop étroits pour le cheval, et on avait dû l’attacher dans la cour, près des chariots. Mâchonnant, il demeurait patiemment en place, ombre plus claire dans la nuit.
Le bruit des festivités qui se déroulaient dans la salle des banquets parvenait jusqu’à Snibril. En se concentrant, il arrivait tout juste à discerner la flûte-harpe de Forficule ; même parmi tous les instruments de l’orchestre fulgurogne, on reconnaissait facilement le sorcier, à sa façon d’expédier des notes dans tous les azimuts sans jamais s’approcher de la mélodie. Forficule disait toujours que certaines choses valent la peine qu’on les saccage en y mettant tout son cœur.
Читать дальше