— Brave gaillard ! s’exclama Brocando. Je savais que nous pouvions compter sur vous ! J’ai besoin d’une demi-douzaine d’hommes avec un cœur vaillant !
— Je peux probablement vous en fournir un avec des yeux écarquillés, fit Glurk.
— Il faut lui prêter main-forte, insista Snibril. Tout le monde est trop fatigué, on ne pourra pas repartir. Et puis, que se passera-t-il si on ne l’aide pas ? Tôt ou tard, il faudra affronter ces choses. Autant que ça se passe ici.
— L’ennemi est supérieur en nombre ! dit Fléau. Et vous n’êtes pas des soldats !
— Non, approuva Glurk, nous sommes des chasseurs.
— Bien répondu, triompha Brocando.
Glurk donna un coup de coude à Snibril.
— Je me trompe, ou on vient de se porter volontaires pour une mort quasi certaine ? demanda-t-il.
— Je crois bien que c’est le cas, en effet.
— C’est incroyable, ce qu’on arrive à faire quand on est roi, dit Glurk. Si on se tire de cette histoire, je crois que je vais essayer de m’y mettre.
Vint la nuit. Un blaireau bleu qui commençait sa chasse avec un peu d’avance faillit se cogner contre la file d’envahisseurs potentiels et battit en retraite avec un dandinement précipité.
Une dispute à voix basse divisait les Fulgurognes. Certains voulaient chanter en montant à la bataille, comme l’exigeait la coutume. Brocando répétait qu’ils montaient à la bataille en secret, mais un ou deux traditionalistes endurcis revendiquaient le droit d’entonner des chansons pacifiques, ce qui, affirmaient-ils, allait complètement embrouiller l’ennemi. Finalement, Brocando eut gain de cause en jouant les rois et en menaçant de faire exécuter ceux qui étaient en désaccord avec lui. Glurk fut impressionné.
Au moment où Snibril commençait à penser que le Tapis s’étirait à l’infini dans le noir, ils atteignirent la route. Devant eux, des torches flambant le long de ses murailles, apparut la citadelle de Périlleuse.
Périlleuse avait été édifiée par les Vivants. Ils avaient ramené le bois rouge et le vernis luisant de pieddechaise pour paver ses rues ; des contrées de l’Aire, ils avaient rapporté par longues caravanes le jais précieux, pour construire dômes et corniches, la cendre et le charbon pour constituer des briques et du mortier ; dans la lointaine Terre de la Grand-Porte où vivent les Vortegornes, ils avaient troqué leurs objets de vernis contre du bronze martelé, des portes et des piliers de soutènement ; des attelages de percherons écumants avaient remorqué le sel et le sucre en grands cristaux blancs, pour édifier des toits et des murs. Et ils avaient fait venir des poils de couleurs variées de tous les coins du Tapis. Certains avaient été débités en planches et en poutres, mais la plupart avaient été plantés pour ceindre la ville.
Des jardins s’étalaient partout. Dans la lumière vespérale, tout semblait paisible, mais la troupe dut se plaquer au sol à deux reprises, quand des cavaliers moizes passèrent sur la route.
— Et ça se passe dans ma ville, gronda Brocando.
— Vous avez un plan, j’espère ? fit Fléau.
— Il existe une autre voie d’accès à la ville, répondit Brocando.
— Je l’ignorais.
— Ah bon ? Vous m’étonnez. Avec tout le mal que nous nous sommes donné pour construire un passage secret, voilà que nous avons oublié de prévenir l’Empereur. Faites-moi penser à lui adresser un petit message. Tournez à droite, dans le petit sentier caché, là.
— Quel sentier ?
Brocando sourit.
— Il est pas bien caché, mon sentier ?
On aurait dit une piste tracée par le passage d’animaux. Elle sinuait entre les poils. Les broussailles des poussières poussaient bien plus dru par là.
— Des plantations, expliqua Brocando.
Finalement, quand il fit presque noir, ils parvinrent à une petite clairière où se dressait un autre temple en ruine.
— Les temples ne font pas de vieux os, dans le coin, non ? jugea Snibril en considérant les poils serrés.
Çà et là, on voyait de nouvelles statues, à demi enfouies sous la poussière.
— Celui-ci a été construit de façon à paraître en ruine, expliqua Brocando. Par les Vivants. Pour le compte d’un de mes ancêtres. Celui qui est là-bas, avec le nid d’oiseau sur la tête et le bras levé… (Il hésita.) Et vous êtes un Dumii, et je vous ai conduit au lieu secret. Je devrais vous faire bander les yeux.
— Non, fit Fléau. Si vous voulez que je me batte pour vous, je ne porterai pas de bandeau.
— Vous pourriez revenir à la tête d’une armée, un jour.
— Si c’est ce que vous croyez, vous m’en voyez navré, déclara Fléau en campant sur ses positions.
— En tant que moi personnellement, ce n’est pas le cas, dit Brocando. Mais en tant que souverain, je suis obligé de l’envisager.
— Ha !
— C’est idiot, intervint Snibril. A quoi bon un bandeau ?
— C’est important, insista Brocando, boudeur.
— Il faudra que vous vous fassiez confiance, tôt ou tard. Sinon, à qui d’autre allez-vous vous fier ? Vous êtes des hommes d’honneur, non ?
— Les choses ne sont pas si simples, fit Brocando.
— Eh bien, faites en sorte qu’elles le deviennent !
Il s’aperçut qu’il avait crié. Même Glurk fut surpris.
— Bon, ce n’est pas le moment de se disputer, reprit Snibril, un peu radouci.
Brocando opina du bonnet.
— Oui. Très bien. Peut-être. Je suis sûr que c’est un homme d’honneur. Tirez le bras de Broc.
— Quoi ? demanda Fléau.
— Derrière vous. La statue. Tirez son bras, répéta Brocando.
Fléau haussa les épaules et attrapa le bras.
— C’est la première fois qu’un Dumii serre la main d’un Fulgurogne, dit-il. Je me demande où ça va nous mener…
Un crissement retentit, quelque part sous leurs pieds. Une dalle s’effaça sur le pavage du temple, démasquant un escalier.
— Au palais, répondit Brocando en souriant.
Ils contemplèrent le rectangle de ténèbres.
Finalement, Glurk demanda :
— Vous ne voulez pas dire… dans la Trame ?
— Si !
— Mais… mais… il y a des créatures horribles, là-dedans !
— Simples contes pour enfants, répliqua Brocando. Il n’y a aucune raison d’avoir peur ici.
Il descendit les marches en trottinant. Fléau fit mine de le suivre, avant de se retourner vers les Munrungues.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— Eh ben… fit Snibril.
Qu’est-ce que je peux lui dire ? Que vivent là-dedans des êtres de légende : les thunorgues, les ignobles fouisseurs et des ombres sans nombre ni nom. Des choses étranges qui grignotent les racines du Tapis. Les âmes des morts. Tout ce qui est mauvais. Tout ce qui… vous effraie, quand on est tout petit.
Il jeta un coup d’œil circulaire sur les autres membres de la tribu. Ils avaient resserré les rangs.
Il se dit qu’en de tels moments, tout le monde doit oublier le passé.
— Rien, il n’y a rien, reprit-il d’un ton qu’il espérait résolu. Allez, les gars. Le dernier entré est un…
— On s’en fiche du dernier ! grommela une voix venant approximativement de l’arrière du groupe. Ce qu’on voudrait voir, c’est ce qui va arriver au premier.
Snibril trébucha au pied des marches et atterrit sur un moelleux coussin de poussière. Brocando alluma une torche, prise sur un râtelier accroché contre une paroi de la petite caverne. L’un après l’autre, les hommes de la petite bande descendirent les marches à pas réticents. Brocando actionna un nouveau levier et la statue réintégra sa place au-dessus de l’orifice, les laissant tassés les uns contre les autres dans la caverne éclairée de lueurs rouges.
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