— Espèces de lourdauds ! rugit-il à l’adresse des moizes. Regardez-moi ces liens ! Ils sont presque détachés !
Et il avança avec décision, saisissant les mains de Forficule. Le vieil homme contempla un instant des yeux marron familiers, dont l’un cligna à son intention.
— On les a bien serrés tout spécialement ! s’indigna un des moizes.
— Vraiment ? Regardez-moi donc celui-ci, alors !
Les deux moizes s’approchèrent, l’échine basse, et vinrent se placer de part et d’autre du Vortegorne.
L’un des deux déclara :
— Ils sont aussi serrés que…
Le Vortegorne tendit les bras et plaça une main noueuse sur chaque nuque velue. La voix mourut dans un couinement étranglé. Le Vortegorne ramena ses deux mains ensemble avec un choc satisfaisant, et laissa choir les créatures estourbies.
Glurk retira son heaume.
— Bon, eh bien, nous y voilà, fit-il.
Il ne put résister au plaisir d’exécuter une petite gigue devant leur expression stupéfaite. Puis il coiffa à nouveau le casque.
— Nous t’avions laissé dans la Trame !
— Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
— C’est toi que j’ai vu ? demanda Forficule. C’est bien ça, c’était toi ?
— Songeons d’abord à nous mettre en sécurité, le temps des histoires viendra par la suite, déclara Glurk.
Il sortit un couteau de sa ceinture et trancha leurs cordes. Ils se frictionnèrent les poignets ankylosés tandis que Glurk traînait les gardes dans la cellule et les y enfermait, en dépit des conseils de Brocando, qui rappelait que le meilleur moment pour trucider l’ennemi était lorsque celui-ci était inconscient.
Glurk revint avec leurs épées.
— Je les aime pas beaucoup, mais ce sera mieux que rien s’il faut combattre, dit-il. Essayez d’avoir l’air de prisonniers, si quelqu’un vous voit. Y en a de tous les genres, par ici. On vous remarquera peut-être pas.
Glurk ouvrit la marche, caparaçonné de son armure vortegorne. Deux fois, ils croisèrent des gardes moizes qui ne leur accordèrent aucune attention avant qu’il ne soit trop tard.
— Où allons-nous ? demanda Forficule.
— J’ai rencontré quelques amis.
— Il faudrait libérer les prisonniers, exigea Brocando.
— Ils sont des milliers. Et y a aussi des milliers de moizes, expliqua Glurk. C’est trop.
— C’est vrai, renchérit Fléau. Il faut sortir d’ici. Ensuite, on pourra aller chercher de l’aide. Et ne nous raconte pas que leurs nombreux prisonniers fulgurognes constituent en fait une véritable armée infiltrée à l’intérieur des lignes ennemies.
— Et j’ai vu certains des prisonniers, ajouta Glurk. Ils sont pas en état de combattre, si vous voulez mon avis.
— Tu parles de Fulgurognes, tu le sais ? insista Brocando.
Glurk jeta un coup d’œil à un coin de couloir, puis fit signe aux autres de le suivre.
— Je le sais, dit-il. Et je le maintiens. Ce que je veux dire, c’est qu’il suffit pas de voler un trousseau de clés, d’ouvrir quelques portes et de bramer : Hyark hyark hyark, mon peuple, brisez vos chaînes ! On est dans la réalité, ici. Et j’ai laissé traîner l’oreille. Tu sais pourquoi les moizes ont attaqué Périlleuse ?
— Pour subjuguer et réduire en esclavage un peuple d’orgueilleux guerriers, répondit Brocando.
— Pour le sable.
— Le sable ?
— C’est bien sur un roc de sable qu’est bâtie Périlleuse, non ? Leurs burins sont en pierre, vois-tu. Ils en usent des dizaines, rien que pour extraire un bout de métal.
— Ma magnifique cité…
— Du sable, répéta Glurk.
— Mon palais…
— Du sable aussi.
— Le métal, dit Fléau. Ils essaient de récolter le plus de métal possible. Les armes de métal l’emporteront toujours sur le vernis et le bois.
— Pourquoi tant d’efforts ? je me le demande, intervint Forficule.
— Uzure se trouve à peine à quelques jours de marche, suggéra Fléau. La voilà, la raison. Il faut donner l’alerte.
— Venez. Là-dedans, leur lança Glurk.
Là-dedans, c’était une longue caverne pratiquée dans le bronze. La lumière tombait d’orifices percés au plafond, et jetait des ombres troubles le long des parois. L’atmosphère chaude sentait le fauve. Les prisonniers entendirent le bruit de pas pesants dans les stalles et de puissantes respirations. Quelque chose bougea, et une paire d’yeux verts se tourna vers eux dans la pénombre.
— Que venez-vous faire ici ? demanda le garde moize.
— Ah, répondit Glurk. J’amène les prisonniers ! Hyark hyark hyark !
Le garde considéra le quatuor d’un œil soupçonneux.
— Pour quoi faire ?
Glurk cligna des yeux.
— Assez de bavardages, hyark hyark hyark, finit-il par répondre en cognant le garde sur le crâne.
Les yeux verts s’éteignirent.
— J’arrive assez vite au bout de mes improvisations, expliqua Glurk.
Les yeux de Forficule s’étaient habitués au manque de lumière. La caverne était vaste, mais la taille prodigieuse des créatures qui l’occupaient la faisait paraître moins grande qu’elle n’aurait dû.
— Ce sont des pones, non ? demanda Brocando.
— Difficile de confondre avec autre chose. Que font-elles ici ? demanda Forficule.
— Elles actionnent les roues de la plate-forme de levage, expliqua Glurk. On les emploie à tous les travaux pénibles. Devinez quoi ? Elles sont intelligentes.
— Non, ce sont de simples histoires qu’on colporte, repartit Forficule sur un ton léger. Elles ont l’air intelligent, je te l’accorde, mais leur tête est minuscule par rapport à leur corps. Elles ont un cerveau de la taille d’un pois sec.
— Possible. Mais un pois sec vachement futé, répondit Glurk. Je me suis tapi ici toute la nuit. Elles ont leur propre langage. Il est composé de coups et de sons de trompe. Regardez bien.
Une petite tête descendit d’entre les ombres pour se mettre à son niveau, et deux yeux brillants clignèrent.
— Euh… Si tu comprends ce que je te dis, tape deux fois de la patte, demanda-t-il d’une voix enrouée.
Boum. Boum.
Glurk lui-même sembla surpris.
— Ce sont des amis. Vous allez nous aider, d’accord ?
Boum. Boum.
— Ça veut dire oui, expliqua Glurk.
— Vraiment ? dit Forficule.
— Sa selle est là, à côté du box.
C’était moins une selle qu’un château miniature. Elle supportait de vastes pans de tissu rouge clouté de bronze, une armature la couvrait, tendue de rideaux et ornée de clochettes. A l’intérieur, on trouvait des coussins capitonnés, et sur les rênes ouvragées figurait le mot Acrelangue en lettres de bronze terni.
Tandis que les autres se chargeaient de la selle, Forficule s’approcha de la pone et tendit la main, tous les doigts écartés.
— J’ai combien de doigts ? demanda-t-il sur un ton soupçonneux.
Boum. Boum. Boum. Boum.
— Ha ha ! Je me disais b…
Boum.
— Mouais… Un coup de chance, c’est tout.
La pone se mit à genoux pour leur permettre d’installer la selle sur son dos.
Puis elle ouvrit sa gueule et barrit.
On aurait dit le grincement d’une porte, amplifié un millier de fois… Mais il était modulé, changeant, et semblait contenir une multitude de petits bruits fébriles. Un langage, songea Forficule. Un langage qui ne passe pas par les mots, mais un langage quand même.
Je me demande si les Vivants ont inventé ça, aussi ? Les gens emploient des langages qui ne passent pas par les mots. Il y en a toujours. On dit bien Hmmm ?, Euh ou Yaarrgh !, non ?
Mais qu’est-ce que je raconte ? Ce sont des animaux !
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