Celui-ci obtempéra avec précaution.
— Du sucre, conclut-il. Je n’en avais goûté qu’une seule fois. Il existait un cristal près des contrées de l’Atre. L’Empereur s’en faisait livrer par petites quantités.
— Ça ressemble au miel, mais c’est différent, jugea Brocando. D’où est-ce que ça vient ?
— Du même endroit que le sable, le sel ou la cendre. D’en haut, répondit Forficule. On n’en sait pas davantage.
Instinctivement, ils contemplèrent le panache de poils au-dessus de leurs têtes. La voix de Brocando rompit le silence :
— Bon, en tout cas, voilà notre repas de midi. A votre convenance – fricassée de trumpe ou rôti de grome. Pas étonnant qu’ils soient de toutes les couleurs. Le cristal doit les attirer de partout. Cela dit, ça ne semble pas très régulier de les tuer pendant qu’ils ne regardent pas.
— Alors, rangez votre couteau, fit une nouvelle voix.
Forficule s’étrangla sur son morceau de sucre.
Une silhouette se tenait un peu à l’écart. Elle était de haute taille, avait le visage émacié d’un Vivant, que la clarté du cristal rendait spectral. Elle portait une masse de cheveux blancs – on distinguait mal où se terminait la chevelure et où commençaient les robes longues et informes. Et elle était jeune mais son déplacement la faisait paraître tantôt vieille, tantôt mûre. Le temps passait sur son visage comme un jeu d’ombres.
Une de ses mains retenait par le collier une snargue qui battait de la queue d’un air menaçant.
— Hem, glissa Glurk. Voici Culaïna.
La Vivante dépassa le groupe pour aller flatter le flanc d’Acrelangue. Le long col de la pone se tourna et ses petits yeux se posèrent sur Culaïna ; puis l’animal mit les genoux en terre et posa sa tête sur le sol.
Culaïna se tourna en souriant. Toute la clairière sembla sourire en même temps. Le changement fut soudain et spectaculaire.
— Ainsi donc, vous voici, dit-elle. Il faut que vous me racontiez vos aventures. Je sais que vous allez le faire. Vous l’avez fait, je m’en souviens. Suivez-moi. Il y aura de quoi manger.
De l’autre côté de la clairière se trouvait la demeure de Culaïna, ou l’une de ses demeures. C’était un simple toit en peluche tressée, posé sur des piquets. Il n’y avait ni parois ni portes, aucun fossé ni palissade pour la protéger la nuit, aucun site dévolu à un âtre. Au-dessus, une grosse ruche d’hymétores. Autour du campement de Culaïna, des animaux paissaient et somnolaient en paix.
Quand Culaïna s’approcha en compagnie des autres, les hymétores se mirent à bourdonner avec fureur et elles prirent leur essor au-dessus de la ruche, en un essaim furieux. Le quatuor plongea à terre en tentant de se couvrir le visage de leurs bras, jusqu’à ce que Culaïna lance un seul coup de sifflet.
Les créatures passèrent au-dessus d’eux sans attaquer et regagnèrent pacifiquement leur nid perché dans les poils. Glurk entr’aperçut de longs dards acérés.
— Elle les a renvoyés, chuchota Brocando, pressant. Un seul coup de sifflet et ils lui ont obéi !
Sur le sol, sous l’abri, reposaient un amas de fruits et quelques jattes emplies d’un liquide vert.
— J’en ai déjà bu, expliqua Glurk. C’est de la sève de poil vert. Ça requinque bien.
Ils s’assirent. Forficule se tortilla, mal à l’aise, et Culaïna lui sourit.
— Exprimez ce qui vous est venu à l’esprit, lui conseilla-t-elle. Je me souviens que vous l’avez fait. Mais il faut que vous le disiez.
— Les Vivants n’ont pas le droit de révéler le futur aux gens ! s’exclama Forficule. Tout le monde sait ça ! Ils n’en parlent jamais ! Il y a trop de danger à révéler aux gens ce qui doit arriver ! Tout cela est très…
— Je me souviens de vous avoir interrompu ici, répondit la Vivante. Oui. Je connais les règles. Et c’est leur nature, rien de plus. De simples règles. Forficule, je ne suis pas comme les autres Vivants. As-tu déjà entendu le mot… thunorgue ? Je sais que oui.
— Oui, oui, les Vivants qui se souviennent des choses qui… Oh, ma parole ! s’exclama Forficule, bouleversé. Je croyais que ce n’était qu’une légende. Que les thunorgues étaient des monstres.
— Ce n’est qu’une légende, c’est vrai. Mais ça ne signifie pas qu’elle ne reflète pas la vérité. Les règles ne s’appliquent pas à ma personne. Ce ne sont que des règles. On n’est pas contraint de les respecter… Pas forcément. Je n’aime guère les villes. Mais cet écrasement, cette destruction du Tapis… Ce bronze que l’on forge, la poussière que l’on piétine…
Elle secoua la tête.
— Non. Cela ne sera pas. Tu partiras pour Uzure demain, avant que les moizes n’aient quitté Périlleuse. Il y aura une bataille. Il faut que vous soyez vainqueurs. Je ne vous dirai pas de quelle manière. Mais il faut que vous soyez vainqueurs. En attendant, vous pouvez passer la nuit ici. Ne craignez rien. Il ne vient en ma demeure que ce que j’y attends.
— Non, dit Fléau. Il faut que je sache. Pourquoi nous aidez-vous ? Les Vivants se souviennent de tout ce qui est arrivé et de ce qui arrivera. Et ils n’en parlent pas. En quoi êtes-vous différente ?
Culaïna inclina la tête sur un côté.
— Vous avez entendu ce que j’ai dit ? demanda Fléau.
— Oui. Je me remémorais ce que je vous ai répondu. Ah, oui. Voilà, ça me revient. Il y a tant de choses, voyez-vous… Tant de choses…
Elle se leva et s’éloigna un peu du groupe. Puis elle se tourna de nouveau vers eux.
— Parfois… Mais c’est rare, aussi rare que ma snargue blanche que vous voyez ici… Parfois naît un Vivant qui est différent, aussi différent des autres Vivants qu’eux-mêmes le sont de vous. Voyez-vous, nous nous souvenons… de tout.
— Comme tous les Vivants, dit Fléau.
— Non, corrigea Culaïna. Eux ne se souviennent que des événements qui arrivent. Nous, nous nous souvenons de ce qui pourrait se produire. Je me rappelle ce qui se passera si vous ne triomphez pas. Je connais toutes les possibilités. Pour tout ce qui se réalise, un million de choses n’accéderont pas à l’existence. Je les vis toutes. Je me souviens de votre victoire et je me souviens de votre défaite. Je me souviens du triomphe des moizes. Je me souviens du vôtre. Les deux éventualités coexistent, pour moi. Pour moi, elles se sont toutes deux réalisées. Mes frères et sœurs Vivants se remémorent le fil de l’histoire. Mais je me remémore tous ceux qui n’ont jamais été tissés. Pour moi, toutes ces possibilités sont réelles. Je vis en toutes.
— Mais pourquoi ? demanda Fléau.
— Il faut que quelqu’un s’en charge. Sinon, elles n’auraient jamais pu exister.
Elle s’avança d’un pas dans l’ombre.
Ils l’entendirent parler. Sa voix semblait provenir d’un endroit lointain.
— Aucun événement n’est inévitable. On ne vit pas l’Histoire. On la forge. Une seule décision. Un seul individu. Au moment adéquat. Rien n’est trop petit pour changer les choses. On peut tout transformer.
La voix s’évanouit. Au bout d’un moment, Fléau se remit sur pied, se sentant extrêmement balourd, et il inspecta les ombres.
— Elle a disparu.
— Je me demande si elle peut jamais exister complètement en un seul lieu, dit Forficule. Et maintenant, que fait-on ?
— Je vais piquer un roupillon, répliqua Glurk. Vous, je ne sais pas, mais pour moi, la journée a été dure.
Fléau se réveilla plusieurs fois en croyant percevoir dans le vent un fracas et des cris. Mais quand il tendait l’oreille, tout semblait s’évanouir.
Forficule rêva. Il vit des poils se tordre et plier comme sous l’emprise d’une bourrasque, les feux de dix mille prunelles vertes, rouges et blanches et, ses cheveux volant en désordre dans le vent, la silhouette de Culaïna qui avançait dans le tumulte de la nuit, vivant tout ce qui existait, tout ce qui pouvait exister, tout ce qui existerait.
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