— On dirait que vous n’en avez jamais entendu parler.
— Si, j’en ai entendu parler, mais je ne peux pas dire que j’en sache très long là-dessus.
— Venez avec moi, dit Aximaan Threysz.
Elle s’éloigna d’un pas décidé, longea les rizières où le riz montait à hauteur des cuisses et s’engagea dans les champs de lusavande. La colère lui faisait accélérer l’allure et le jeune agronome éprouvait toutes les peines du monde à la suivre. Elle lui parla chemin faisant du paquet de graines géantes que Hayn lui avait apporté et de l’ensemencement de la nouvelle variété sur ses terres, du croisement avec la lusavande ordinaire et de la génération d’hybrides qui arrivait maintenant à maturité. Dès qu’ils atteignirent les premières rangées de lusavande, Aximaan s’arrêta, consternée et horrifiée.
— Que la Dame nous protège tous ! s’écria-t-elle.
— Que se passe-t-il ?
— Regardez ! Regardez !
Pour une fois, Aximaan Threysz était totalement prise de court. Au moins quinze jours avant la date prévue, la lusavande hybride avait commencé de répandre ses graines. Sous l’ardent soleil estival, les cosses gigantesques se fendaient et s’ouvraient avec un affreux craquement d’os brisés. En éclatant, elles projetaient avec violence les énormes graines dans toutes les directions. Les graines lancées à une dizaine de mètres disparaissaient dans l’épaisse gadoue qui recouvrait les champs inondés. Il n’y avait pas moyen d’arrêter ce processus ; en moins d’une heure, toutes les cosses seraient ouvertes et la récolte perdue.
Mais il y avait pire encore.
Outre les graines sortait des cosses une fine poudre brune qu’Aximaan Threysz ne connaissait que trop bien. Elle se mit à courir frénétiquement dans le champ sans prêter attention aux graines qui s’écrasaient sur sa peau squameuse en la cinglant. Saisissant une cosse qui n’avait pas encore éclaté, elle l’ouvrit et un nuage pulvérulent s’éleva. Oui, bien sûr, le charbon de la lusavande ! Chaque cosse en contenait au moins une cuillerée et à mesure qu’elles s’ouvraient sous l’effet de la chaleur, les spores brunes demeurant en suspension au-dessus du champ formaient des nappes dispersées au premier souffle de vent.
Yerewain Noor lui aussi comprenait ce qui se passait.
— Faites venir vos ouvriers agricoles ! s’écria-t-il. Il faut y mettre le feu !
— Trop tard ! répliqua Aximaan d’une voix sépulcrale. Il n’y a plus d’espoir. Il est trop tard, trop tard ! Plus rien ne peut arrêter les spores.
Ses terres étaient irrémédiablement contaminées et en moins d’une heure, les spores se seraient répandues dans tout le Val de Prestimion.
— Vous ne comprenez donc pas que c’en est fait de nous !
— Mais le charbon de la lusavande n’existe plus depuis longtemps ! objecta stupidement Noor.
Aximaan Threysz hocha la tête. Elle s’en souvenait parfaitement : les champs brûlés, les pulvérisations, l’élevage de variétés résistant à la maladie, l’arrachage de toutes les plantes ayant une prédisposition génétique à nourrir le champignon mortel. Il y avait soixante-dix ou quatre-vingts ans, peut-être quatre-vingt-dix. Que d’efforts il avait fallu accomplir pour débarrasser la planète de cette maladie ! Et elle réapparaissait dans ces plantes hybrides. Elle se dit que sur tout Majipoor, seules ces plantes pouvaient transmettre le charbon. Ses plantes à elle, élevées avec tant d’amour et soignées avec tant de savoir-faire. Elle avait de ses propres mains ouvert de nouveau au charbon l’accès de la planète et la maladie allait maintenant contaminer les récoltes de ses voisins.
— Hayn ! rugit-elle. Où êtes-vous donc ? Que m’avez-vous fait, Hayn ?
Elle aurait voulu mourir, là, tout de suite, avant que le drame ne prenne des proportions plus importantes. Mais elle savait qu’elle n’aurait pas cette chance. La longévité qui avait toujours été pour elle un bonheur devenait une malédiction. L’éclatement des cosses résonnait à ses oreilles comme les canons d’une armée avançant dans le Val et saccageant tout sur son passage. Elle se dit qu’elle avait vécu une année de trop, assez longtemps pour voir la fin du monde.
En sueur, les vêtements fripés, rempli d’appréhension, Hissune s’enfonçait dans le Labyrinthe, empruntant les corridors et les ascenseurs qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Il laissa bientôt loin derrière lui le cadre minable de l’anneau extérieur. Niveau après niveau, il passait au milieu de merveilles qu’il n’avait plus contemplées depuis des années : la Cour des Colonnes, la Salle des Vents, la Place des Masques, la Cour des Pyramides, la Cour des Globes, l’Arène, la Chambre des Archives. Des gens venaient du Mont du Château, d’Alaisor ou de Stoien, voire de Ni-moya, la grande cité incroyablement lointaine et censée être fabuleuse de l’autre continent, et ils se promenaient, éblouis, stupéfaits, éperdus d’admiration devant l’ingéniosité qui avait permis la conception et la construction d’aussi étonnantes splendeurs architecturales si loin au-dessous de la surface du sol. Mais pour Hissune, ce n’était que le morne, le lugubre Labyrinthe, dénué de charme et de mystère ; c’était simplement sa patrie.
La vaste place pentagonale qui s’étendait devant la Chambre des Archives marquait la limite inférieure de la zone du Labyrinthe ouverte au public. Au-dessous tout était réservé aux fonctionnaires gouvernementaux. Hissune passa sous le grand écran vert de la Chambre des Archives sur lequel figurait la liste de tous les Pontifes et de tous les Coronals. Les deux rangées d’inscriptions s’élevaient presque hors de portée du regard le plus perçant. Tout là-haut se trouvaient les noms de Dvorn, de Melikand, de Barhold et de Stiamot, des noms célèbres des milliers d’années auparavant et en bas ceux de Kinniken, d’Ossier et de Tyeveras, de Malibor, de Voriax et de Valentin. De l’autre côté du tableau des Puissances, Hissune présenta ses papiers aux Hjorts bouffis et masqués qui gardaient la porte et il s’enfonça dans le cœur du Labyrinthe. Il passa devant les terriers des petits bureaucrates, devant les cours des principaux ministres et devant les tunnels conduisant aux grands systèmes de ventilation dont dépendait toute vie. Il était sans cesse arrêté à des contrôles où on lui demandait de prouver son identité. Dans les profondeurs du secteur impérial les questions de sécurité étaient prises très au sérieux. Quelque part dans les entrailles du Labyrinthe, le Pontife en personne avait sa tanière, un énorme globe de verre sphérique, d’après ce que l’on disait, à l’intérieur duquel le monarque sénile siégeait sur un trône au milieu du réseau d’équipements qui le maintenait depuis si longtemps artificiellement en vie. Hissune se demanda s’ils craignaient l’intrusion d’assassins. Si ce qu’il avait entendu dire était vrai, ce serait un acte de miséricorde de débrancher le dispositif et de laisser enfin le pauvre Tyeveras retourner à la Source. Hissune ne parvenait pas à comprendre pour quelle raison on le gardait ainsi en vie depuis des décennies, dans la démence et la sénilité.
Hors d’haleine, les nerfs à vif, Hissune arriva enfin au seuil de la Grande Salle, dans les derniers replis du Labyrinthe. Il était affreusement en retard, de près d’une heure.
Trois Skandars hirsutes et colossaux lui barrèrent le passage. Hissune, se recroquevillant sous le regard farouche et dédaigneux des gigantesques êtres à quatre bras, dut refréner son envie de tomber à genoux et d’implorer leur pardon. Mais il parvint à recouvrer un peu de dignité et, faisant de son mieux pour leur rendre leur regard hautain, une tâche malaisée pour quelqu’un ayant à affronter des créatures de deux mètres soixante-dix, il annonça qu’il faisait partie de la suite de lord Valentin et qu’il était invité au banquet. Il s’attendait à moitié à les voir éclater de rire et le chasser d’un revers de main comme un insecte importun. Mais non ; ils examinèrent avec gravité son épaulette et consultèrent les documents qu’ils tenaient. Puis avec force courbettes, ils l’invitèrent à franchir l’énorme porte bordée de cuivre. Enfin ! Le banquet du Coronal !
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