Robert Silverberg
Valentin de Majipoor
« … Je vis dans la crainte immense que l’univers entier se brise en milliers de fragments, ruine générale, que le chaos informe revienne et défasse les dieux et les hommes, que la terre et la mer soient englouties par les planètes vagabondes du firmament… Entre toutes les générations, la nôtre a été choisie pour supporter cet amer destin, pour être écrasée sous la chute des débris d’un ciel éclaté. »
Sénèque, Thyeste
Valentin vacilla, s’appuya d’une main à la table et s’efforça de ne pas renverser sa coupe de vin.
Comme c’est étrange, songea-t-il. Ce vertige, ce trouble. Trop de vin, l’air confiné, ou peut-être la pesanteur qui serait plus forte à cette profondeur…
— Portez le toast, monseigneur, murmura Deliamber. Au Pontife d’abord, puis à son entourage et enfin…
— Oui. Oui, je sais.
Valentin tourna lentement la tête d’un côté et de l’autre, comme un steetmoy cerné par les lances des chasseurs.
— Mes amis… commença-t-il.
— Au Pontife Tyeveras ! souffla Deliamber d’une voix pressante.
Des amis. Oui. Ceux qui lui étaient le plus cher l’entouraient à cette table. Il ne manquait que Carabella et Elidath ; elle était en route et le rejoindrait un peu plus à l’ouest et Elidath expédiait les affaires courantes du gouvernement sur le Mont du Château en l’absence de Valentin. Mais les autres étaient là, Sleet, Deliamber, Tunigorn et Shanamir, Lisamon, Ermanar et Tisana, Zalzan Kavol le Skandar et Asenhart le Hjort, tous ses chers amis, les piliers de son règne et de son existence…
— Mes amis, dit-il, levez vos coupes et portons ensemble un nouveau toast. Vous savez que le Divin ne m’a pas accordé un règne facile. Vous connaissez tous les épreuves que j’ai eu à subir, les défis qu’il a fallu relever, les tâches qui m’ont incombé et les graves problèmes qui ne sont pas encore résolus.
Je ne pense pas que ce soit le bon discours, entendit-il quelqu’un dire derrière lui.
— Sa majesté le Pontife ! chuchota Deliamber. Vous devez porter un toast à sa majesté le Pontife !
Valentin n’écoutait pas. Les paroles qu’il prononçait semblaient sortir toutes seules de sa bouche.
— Si j’ai réussi à surmonter ces difficultés sans précédent, poursuivit-il, c’est grâce au soutien, aux conseils et à l’affection d’un groupe de compagnons et d’amis précieux. Rares sont les souverains qui peuvent prétendre avoir été aussi bien entourés. C’est avec votre aide indispensable, mes chers amis, que nous arriverons enfin à bout des maux qui accablent Majipoor et que nous vivrons dans la concorde à laquelle nous aspirons tous. À la veille de parcourir notre royaume et d’entreprendre, impatients et joyeux, le Grand Périple, c’est à vous, mes amis, que je porte ce dernier toast de la soirée, à ceux qui m’ont apporté leur soutien durant toutes ces années et qui…
— Comme il a l’air bizarre, murmura Ermanar. Serait-il souffrant ?
Un spasme de douleur terrifiante parcourut le corps de Valentin. Il percevait un affreux bourdonnement d’oreilles et il avait le souffle brûlant. Il se sentit s’enfoncer dans les ténèbres, des ténèbres si opaques qu’aucune lueur ne filtrait et qu’elles s’étendaient sur son âme comme un flot de sang noir. Il lâcha sa coupe de vin qui se brisa en tombant. Et ce fut comme si la planète tout entière volait en éclats, projetant des milliers de fragments dans tous les coins de l’univers. Valentin ne pouvait plus résister au vertige qui le gagnait. Et les ténèbres… cette nuit complète, absolue, cette éclipse totale…
— Monseigneur ! hurla quelqu’un. Était-ce la voix d’Hissune ?
— C’est un message qu’il reçoit ! cria une autre voix.
— Un message ? Comment est-ce possible, il est éveillé ?
— Monseigneur ! Monseigneur ! Monseigneur !
Valentin regarda par terre. Tout était noir. Une nappe obscure qui montait du sol. Les ténèbres semblaient l’attirer. Viens, disait calmement une voix. Viens, voici ta route, voici ta destinée : la nuit, l’obscurité, tel est ton sort. Cède, soumets-toi, lord Valentin, toi qui fus Coronal et ne seras jamais Pontife. Soumets-toi. Et Valentin se soumit, car, hébété, l’esprit paralysé, il ne pouvait faire autrement. Il regarda la nappe obscure qui s’élevait autour de lui et se laissa tomber vers elle. Aveuglément, sans chercher à comprendre, il sombra dans les ténèbres.
Je suis mort, se dit-il. Je flotte à la surface du fleuve noir qui me ramène à la Source. Bientôt, je me relèverai et je retrouverai la terre ferme pour chercher la route qui mène au Pont des Adieux ; je le franchirai et j’accéderai à ce lieu où toute vie a son commencement et sa fin.
Une étrange sorte de paix envahit son âme à cet instant, une sensation merveilleuse de bien-être et de contentement, le sentiment que tout l’univers était uni dans une heureuse harmonie. Il avait l’impression de reposer dans un berceau, chaudement emmailloté, enfin libéré des tourments de sa charge. Ah, comme c’était bon ! Rester tranquillement allongé et à l’écart de toute agitation. Était-ce cela la mort ? Alors la mort était un plaisir !
— On vous trompe, monseigneur. La mort est la fin du plaisir.
— Qui me parle ?
— Vous me connaissez, monseigneur.
— Deliamber ? Êtes-vous mort aussi ? Ah, comme on se sent bien et en sécurité dans la mort, mon vieil ami.
— Vous êtes en sécurité mais vous n’êtes pas mort.
— J’ai pourtant bien l’impression qu’il s’agit de la mort.
— Quelle expérience en avez-vous, monseigneur, pour en parler comme si vous la connaissiez bien ?
— Qu’est-ce donc si ce n’est la mort ?
— Ce n’est qu’un maléfice, dit Deliamber.
— Un de vos sortilèges, sorcier ?
— Non, pas un des miens. Mais je peux rompre l’enchantement si vous me laissez faire. Allez, réveillez-vous. Réveillez-vous !
— Non, Deliamber ! Laissez-moi.
— Il le faut, monseigneur.
— Il le faut , dit amèrement Valentin. Toujours il le faut ! Ne puis-je jamais me reposer ? Laissez-moi où je suis. C’est un lieu de paix. Je n’ai aucune envie de faire la guerre, Deliamber.
— Venez, monseigneur.
— Vous allez me dire maintenant qu’il est de mon devoir de me réveiller.
— Je n’ai pas besoin de vous dire ce que vous savez parfaitement. Venez.
Valentin ouvrit les yeux et se retrouva en l’air, son corps flasque dans les bras de Lisamon Hultin. L’amazone le transportait comme une poupée de chiffons, blotti contre sa plantureuse poitrine. Pas étonnant qu’il se fût imaginé dans un berceau ou en train de flotter sur le fleuve noir ! Il vit à côté de lui Autifon Deliamber, juché sur l’épaule gauche de la géante. Il comprit comment le Vroon l’avait fait revenir à lui. L’extrémité de trois de ses tentacules était appliquée sur son corps : l’une au front, une autre sur la joue et la dernière sur la poitrine.
— Vous pouvez me lâcher maintenant, dit Valentin à Lisamon en se sentant profondément ridicule.
— Vous êtes encore très faible, monseigneur, grommela-t-elle.
— Pas si faible que cela. Posez-moi par terre.
Lisamon fit précautionneusement descendre Valentin, comme un centenaire sénile. Il sentit aussitôt le vertige le reprendre, par vagues qui le faisaient vaciller, et il tendit les bras pour s’appuyer contre la géante demeurée à proximité. Ses dents claquaient. Sa lourde robe collait comme un suaire à sa peau moite de sueur. Il craignait, s’il fermait les yeux ne fût-ce qu’un instant, d’être de nouveau aspiré par la nappe ténébreuse. Il se força à donner l’impression d’être solide sur ses jambes. Son éducation reprenait le dessus : quelles que fussent les terreurs irrationnelles qui lui emplissaient l’esprit, il ne pouvait se permettre d’être vu dans cet état de faiblesse.
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