Mais tout en continuant de chevaucher, il prit conscience d’une mystérieuse altération du temps. La lumière diminuait et l’air refroidissait, ce qui était tout à fait étrange, car sur le Mont du Château le climat était contrôlé de manière à conserver une éternelle douceur printanière. Puis il reçut sur la joue quelque chose qui ressemblait à un crachat glacé. Il regarda autour de lui pour découvrir qui le provoquait de la sorte mais ne vit personne. Il reçut un autre crachat, puis un autre encore et comprit enfin que c’était de la neige, poussée avec violence par le vent. De la neige sur le Mont du Château ? Un vent glacial et cinglant ?
Mais pire encore, la terre se mit à gronder comme un monstre furieux. Sa monture toujours docile se cabra de peur, poussa un hennissement aigu et secoua lentement sa tête pesante en signe de détresse. Valentin entendit le fracas lointain d’un coup de tonnerre et perçut plus près de lui d’étranges craquements. Puis il vit s’ouvrir dans le sol de gigantesques sillons. Tout s’agitait et se soulevait avec violence. Était-ce un tremblement de terre ? Le Mont tout entier oscillait comme le mât d’un dragonnier quand les vents secs et chauds soufflaient du sud. Le ciel lui-même, noir et menaçant, pesait comme une chape de plomb.
Que se passe-t-il ? Ô bonne Dame, ma mère, que se passe-t-il sur le Mont du Château ?
Valentin s’accrocha désespérément à sa monture qui, en proie à la panique, lançait des ruades. La planète entière semblait s’affaisser, glisser, se fracasser. C’était à lui qu’il incombait d’en maintenir l’unité en serrant les continents géants contre sa poitrine, en empêchant les mers de déborder, en retenant les fleuves dont la violence aveugle menaçait les villes sans défense.
Mais il en était incapable. C’était trop pour lui. Des forces incontrôlées mettaient en mouvement des provinces tout entières et les envoyaient heurter durement leurs voisines. Valentin tendit les bras pour les maintenir en place, regrettant de ne pas avoir de cerceaux de métal avec lesquels les fixer. Mais il ne pouvait rien faire. La terre tremblait, se soulevait et se crevassait, des nuages de poussière sombre cachaient le soleil et il était impuissant à maîtriser ce séisme. Un seul homme ne pouvait tenir la planète gigantesque et l’empêcher de se fractionner. Il appela ses compagnons à l’aide. « Lisamon ! Elidath ! »
Pas de réponse. Il continua à appeler, mais sa voix était couverte par les grincements et les grondements.
Le monde avait perdu toute stabilité. Valentin avait l’impression d’être au glisse-glace de High Morpin où il fallait sautiller et danser pour conserver l’équilibre sur les plaques tournantes qui s’inclinaient et se mouvaient par saccades. Mais le glisse-glace n’était qu’un jeu alors que ce que Valentin avait devant les yeux était un véritable chaos qui ébranlait les fondations de la planète. Il fut projeté à terre et roula interminablement sur lui-même, enfonçant profondément les doigts dans le sol meuble pour éviter d’être précipité dans une des crevasses qui s’ouvraient près de lui. De ces fentes béantes provenaient des éclats de rire terrifiants et une lumière pourpre semblant émaner d’un soleil englouti par la terre. Des faces furieuses flottaient dans l’air au-dessus de lui ; il les scrutait mais au moment où il était sur le point de les reconnaître, elles se transformaient d’une manière déroutante, les yeux devenaient des nez et les nez des oreilles. Derrière ces visages cauchemardesques il en distingua un autre qu’il connaissait bien, avec des cheveux bruns luisants et un regard doux et bienveillant. C’était le visage de sa mère, la Dame de l’Ile.
— Cela suffit, dit-elle. Réveille-toi maintenant, Valentin !
— Suis-je en train de rêver ?
— Bien sûr. Bien sûr.
— Alors il faut que je poursuive mon rêve afin d’apprendre tout ce qui est possible.
— Je pense que tu en as appris assez. Réveille-toi !
Oui, cela suffisait ; tout ce qu’il pourrait apprendre d’autre risquait de lui être fatal. Comme on le lui avait enseigné dès son enfance, il s’arracha au sommeil et se mit sur son séant, clignant des yeux et s’efforçant de dissiper les brumes qui lui obscurcissaient l’esprit. Des images du titanesque cataclysme flottaient encore dans son âme, mais il prit progressivement conscience qu’à l’endroit où il se trouvait, tout était paisible. Il était étendu sur un canapé de brocart dans une haute salle voûtée vert et or. Qu’est-ce qui avait mis fin au séisme ? Où était passée sa monture ? Qui l’avait amené là ? Ah, c’étaient eux ! Un homme aux cheveux blancs, pâle et maigre, la joue couturée d’une longue balafre, était accroupi à ses côtés. Sleet. Et Tunigorn se tenait juste derrière lui, ses sourcils touffus barrant son front assombri.
— Du calme, du calme, disait Sleet. Tout va bien maintenant. Vous êtes réveillé.
— Réveillé ? Ce n’était donc bien qu’un rêve ?
— C’est ce qu’il semblait.
Il n’était pas du tout sur le Mont du Château. Il n’y avait eu ni tempête de neige, ni tremblement de terre, ni nuages de poussière occultant le soleil. Oui, ce n’était qu’un rêve ! Mais un rêve affreux, d’une terrifiante et irrésistible clarté, si puissant qu’il éprouvait des difficultés à réintégrer la réalité.
— Où sommes-nous ? demanda Valentin.
— Dans le Labyrinthe, monseigneur.
— Où cela ? Dans le Labyrinthe ?
Avait-il donc été transporté par enchantement du Mont du Château durant son sommeil ? Valentin sentit la sueur perler à son front. Le Labyrinthe ? Ah, oui, oui. La vérité lui apparut brusquement. Il se souvenait de tout maintenant. La visite officielle dont c’était, le Divin soit loué, la dernière nuit. Il restait encore l’épouvantable épreuve du banquet à affronter. Il ne pouvait plus s’y dérober. Le Labyrinthe, le Labyrinthe, ce damné Labyrinthe ; il y était, enterré au niveau le plus bas. Dans sa suite s’étalaient de lumineuses peintures murales du Château, du Mont, des Cinquante Cités ; des scènes ravissantes dont il percevait le côté dérisoire. Si loin du Mont du Château et de la douce chaleur du soleil.
Quelle amère ironie, songea-t-il, de se retrouver au sortir d’un rêve de destruction et de calamité dans l’endroit le plus sinistre du royaume !
À un millier de kilomètres à l’est de la scintillante et cristalline cité de Dulorn, dans la vallée marécageuse connue sous le nom de Val de Prestimion, quelques centaines de familles Ghayrogs cultivaient la lusavande et le riz sur des domaines très dispersés. La saison de la récolte approchait. Les cosses gonflées de la lusavande, d’un noir vernissé, presque arrivées à maturité, pendaient en grappes épaisses à l’extrémité des tiges courbées qui s’élevaient dans les champs à demi submergés.
L’approche de cette récolte procurait à Aximaan Threysz, la plus vieille et la plus rusée des cultivatrices de lusavande du Val de Prestimion, une excitation telle qu’elle n’en avait pas éprouvée depuis des décennies. L’expérience d’augmentation du protoplasme entreprise trois saisons auparavant sur les conseils de l’agent du gouvernement atteignait son point culminant. Pour cette saison, elle avait consacré la totalité de son exploitation à la nouvelle espèce de lusavande et les cosses, faisant le double de leur taille normale, étaient prêtes à être récoltées ! Personne d’autre dans le Val n’avait osé en prendre le risque, pas avant qu’Aximaan Threysz eût tenté l’expérience. C’était fait et son succès allait bientôt être confirmé. Comme ils allaient se lamenter en la voyant arriver au marché une semaine plus tôt que tout le monde avec le double de volume de graines !
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