Mais il songea en descendant l’escalier en spirale qui menait à la rue qu’il était difficile de ne pas s’attarder sur les transformations qui s’étaient produites dans leur existence. Sa mère et lui travaillaient autrefois dans les rues du Labyrinthe. Elle mendiait aux passants de quoi nourrir ses enfants affamés et lui se précipitait vers les touristes et insistait pour les guider, pour la somme d’un demi-royal environ, au milieu des merveilles de la cité souterraine. Il était devenu le jeune protégé du Coronal et sa mère, grâce à ses nouvelles relations, s’occupait de l’intendance des vins au café de la Cour des Globes. Tout cela à la suite d’un coup de chance, une chance extraordinaire, inimaginable.
Mais s’agissait-il seulement de chance ? Un jour, il y avait si longtemps, Hissune, âgé de dix ans, avait proposé ses services à un grand homme blond pour le guider et le destin avait voulu que l’étranger fût le Coronal lord Valentin en personne, le monarque renversé et exilé, venu au Labyrinthe chercher le soutien du Pontife pour reconquérir son trône.
Mais cela seul ne l’eût peut-être mené nulle part. Hissune se demandait souvent ce qui en lui avait suffisamment plu au Coronal pour qu’il se souvienne de lui et le fasse rechercher après la restauration, pour qu’il l’arrache à la rue et lui trouve un emploi à la Chambre des Archives et pour qu’il le fasse maintenant accéder aux plus hautes sphères de son administration. Son irrévérence, peut-être. Son esprit, ses manières détachées et décontractées, son absence de respect pour les Coronals et les Pontifes, sa capacité, même à dix ans, de se débrouiller tout seul. Cela avait dû impressionner lord Valentin. Les chevaliers du Mont du Château sont tellement polis et ont des manières si délicates, se dit Hissune ; j’ai dû paraître aux yeux de lord Valentin aussi différent d’eux qu’un Ghayrog. Pourtant le Labyrinthe est rempli de petits garçons aussi durs que moi. N’importe lequel d’entre eux aurait pu tirer le Coronal par la manche. Mais ce fut moi. La chance. La chance.
Il déboucha sur la petite place poussiéreuse qui s’étendait devant sa maison. Devant lui se trouvaient les rues étroites et sinueuses du quartier de la Cour Guadeloom qu’il avait empruntées tous les jours de sa vie ; au-dessus de lui s’élevaient les bâtiments délabrés, vieux de plusieurs millénaires et inclinés par l’âge, qui marquaient la frontière de son univers. Sous l’éclairage blanc et cru, beaucoup trop brillant, tellement intense que l’on percevait presque des crépitements électriques – tout cet anneau du Labyrinthe était baigné par une lumière vive qui ressemblait si peu à la douce lumière vert doré du soleil dont les rayons n’atteignaient jamais la ville souterraine – il émanait des façades grises et écaillées des vieux bâtiments une terrible lassitude, un épuisement minéral. Hissune se demanda s’il avait déjà remarqué à quel point ce lieu était sinistre et de piètre apparence.
La place était noire de monde. Rares étaient les habitants de la Cour Guadeloom qui aimaient passer la soirée enfermés dans leurs petits logements sombres et ils se rassemblaient sur la place où ils tournaient en rond, sans but. Quand Hissune dans son costume chatoyant commença à se frayer un chemin à travers ce carrousel, il eut l’impression que tous ceux qu’il avait connus étaient là, lui jetant des regards mauvais et ricanant sur son passage. Il vit Vanimoon qui avait exactement le même âge que lui, à une heure près, et qui autrefois était presque un frère pour lui, la petite sœur de Vanimoon aux yeux en amande, qui n’était plus si petite, Heulan et ses trois grands lourdauds de frères, Nikkilone et le minuscule Ghisnet, le Vroon aux yeux en boutons de bottines qui vendait des racines de ghumba confites, Confalume le tire-laine et les vieilles Ghayrogs, deux sœurs que tout le monde croyait être des Métamorphes, ce que Hissune s’était toujours refusé à croire. Ils le regardaient tous avec de grands yeux et lui demandaient silencieusement : Pourquoi prends-tu de grands airs, Hissune ? Pourquoi ce costume d’apparat, pourquoi cette magnificence ?
Mal à l’aise, il traversait la place en songeant que le banquet devait être sur le point de commencer et qu’il lui restait une énorme distance à parcourir dans les entrailles du Labyrinthe. Et tous ces gens, qu’il connaissait depuis toujours, étaient sur son chemin et ne le quittaient pas des yeux.
C’est Vanimoon qui s’adressa le premier à lui.
— Où vas-tu, Hissune ? s’écria-t-il. À un bal costumé ?
— Il se rend sur l’Ile, pour jouer au jonchet avec la Dame !
— Mais non, il va chasser le dragon de mer avec le Pontife !
— Laissez-moi passer, dit calmement Hissune à la foule qui s’agglutinait autour de lui.
— Laissez-le passer ! Laissez-le passer ! entonnèrent-ils gaiement sans bouger d’un centimètre.
— Où as-tu déniché ces habits, Hissune ? demanda Ghisnet.
— Il les a loués, dit Heulan.
— Volés, tu veux dire, renchérit l’un de ses frères. Il a trouvé un chevalier ivre dans une ruelle et il l’a dépouillé !
— Écartez-vous, dit Hissune qui commençait à avoir de la peine à garder son calme. J’ai quelque chose d’important à faire.
— Quelque chose d’important ! Quelque chose d’important !
— Il a rendez-vous avec le Pontife !
— Le Pontife va faire de lui un duc !
— Le duc Hissune ! Le prince Hissune !
— Pourquoi pas lord Hissune ?
— Lord Hissune ! Lord Hissune !
L’irritation et l’agressivité perçaient dans leur voix. Ils étaient une douzaine à pousser Hissune, mus par la rancune et la jalousie. Sa tenue flamboyante, la chaîne, l’emblème royal, les bottes, la cape, c’en était trop pour eux, cette manière arrogante de souligner le gouffre qui s’était ouvert entre Hissune et eux. Encore quelques instants et ils allaient tirailler sa tunique et tirer sur sa chaîne. Hissune sentit la panique monter en lui. C’était de la folie de tenter de raisonner avec une foule et encore pire d’essayer de se frayer un passage. Et il était bien entendu inutile d’espérer que des gardes impériaux patrouillent dans ce quartier. Il ne pouvait compter que sur lui-même.
Vanimoon qui était le plus proche tendit le bras vers l’épaule de Hissune comme s’il voulait le pousser. Hissune recula, mais Vanimoon eut le temps de laisser une trace noire sur l’étoffe vert pâle de sa cape. Hissune sentit une brusque flambée de rage monter en lui.
— Ne recommence pas ça ! hurla-t-il en faisant le signe du dragon de mer pour repousser Vanimoon. Que personne ne me touche !
Avec un rire moqueur, Vanimoon tendit derechef la main vers lui. Hissune le saisit vivement par le poignet et serra de toutes ses forces.
— Oh ! Lâche-moi ! grogna Vanimoon.
Mais Hissune lui releva le bras qu’il tordit en arrière et le fit pivoter avec violence. Hissune n’avait jamais bien su se battre – il était trop petit et trop souple et il préférait compter sur sa vivacité et sa présence d’esprit – mais sous l’emprise de la colère, il pouvait avoir de l’énergie. Une énergie farouche qu’il sentait vibrer en lui.
— S’il le faut, Vanimoon, je te casserai le bras, dit-il d’une voix basse et tendue. Je ne veux pas que l’on me touche, ni toi ni personne.
— Tu me fais mal !
— Tu ne porteras plus la main sur moi ?
— Si on ne peut plus taquiner les gens…
Hissune accentua sa pression sur le bras de Vanimoon.
— Je n’hésiterai pas à te déboîter l’épaule, dit-il.
— Lâche… moi…
— Si tu gardes tes distances.
— Bon, d’accord !
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