Juste de l’autre côté de la porte se tenait un Hjort en costume resplendissant avec de gros yeux dorés protubérants et des moustaches orange dans une face terreuse à la peau grenue. Cet individu à l’aspect stupéfiant était Vinorkis, le majordome du Coronal. Il le salua d’un grand geste du bras et annonça :
— L’Initié Hissune !
« Pas encore Initié », essaya de lui dire Hissune, mais le Hjort s’était déjà retourné d’un mouvement majestueux et s’engageait sans se retourner dans l’allée centrale. Les jambes molles, Hissune le suivit.
Il devait y avoir cinq mille convives dans la grande salle, assis à des tables rondes où tenaient une douzaine de couverts, et Hissune avait l’impression que tous les regards étaient braqués sur lui. Il avait à peine fait vingt pas quand il entendit avec horreur un rire commencer à s’élever, doucement d’abord, puis plus fort. Des vagues de franche hilarité se mirent à rouler d’un bout à l’autre de la salle, se fracassant contre lui avec violence. Il n’avait jamais entendu de tels rugissements ; c’était ainsi qu’il imaginait le bruit de la mer faisant rage sur quelque côte septentrionale déserte.
Le Hjort continuait d’avancer et Hissune qui avait l’impression de marcher depuis des kilomètres le suivait, la mine renfrognée, au milieu de cet océan de folle gaieté en voulant rentrer sous terre. Mais au bout d’un moment, il se rendit compte que ce n’était pas de lui que les gens riaient mais d’une troupe d’acrobates nains qui tentaient avec force pitreries de former une pyramide humaine et il se sentit moins mal à l’aise. Puis il aperçut l’estrade d’honneur et lord Valentin en personne lui fit signe d’approcher en souriant et lui montra un siège libre à ses côtés. Hissune crut qu’il allait pleurer de soulagement. En fin de compte, tout allait se passer pour le mieux.
— Votre Seigneurie ! lança Vinorkis d’une voix tonnante. L’Initié Hissune !
Avec lassitude et ravissement Hissune se laissa tomber sur son siège juste au moment où éclatait un tonnerre d’applaudissements pour les acrobates qui venaient de terminer leur numéro. Un serveur lui tendit une coupe pleine à ras bord de vin doré et quand il la porta à ses lèvres, certains des convives assis autour de la table levèrent la leur en signe de bienvenue. La veille, au cours de la brève et stupéfiante conversation qu’il avait eue avec lord Valentin, quand le Coronal l’avait invité à se joindre à sa suite sur le Mont du Château, Hissune avait aperçu quelques-uns d’entre eux, mais on n’avait pas eu le temps de faire les présentations. Et maintenant, ils le saluaient – lui, Hissune ! – et se présentaient. Mais ils n’en avaient nullement besoin, car il s’agissait des héros de la glorieuse guerre de restauration de lord Valentin et tout le monde les connaissait.
L’immense guerrière assise à côté de lui ne pouvait être que Lisamon Hultin, garde du corps du Coronal qui, d’après ce que l’on disait, avait un jour délivré lord Valentin de l’estomac d’un dragon de mer qui l’avait avalé. Et Hissune savait que le petit homme à la peau étonnamment pâle, aux cheveux de neige et au visage balafré, était le célèbre Sleet, le maître de jonglerie de lord Valentin pendant la période d’exil. L’homme au regard perçant et aux sourcils touffus était le grand archer Tunigorn du Mont du Château et le petit Vroon aux innombrables tentacules devait être Deliamber, le magicien. Le jeune homme guère plus vieux qu’Hissune, au visage couvert de taches de rousseur, était très certainement Shanamir, l’ancien pâtre et le grand Hjort mince et digne était le Grand Amiral Asenhart. C’étaient bien eux, tous ces héros, et Hissune qui autrefois se croyait imperméable à toute forme de respect, était fort intimidé de se trouver maintenant en leur compagnie.
Imperméable au respect ? Ne s’était-il pas adressé à lord Valentin en personne et ne lui avait-il pas effrontément soutiré un royal pour une visite du Labyrinthe, sans parler des trois couronnes supplémentaires qu’il avait exigées sans vergogne pour lui trouver un logement dans l’anneau extérieur. À cette époque de sa vie, le respect lui était étranger. Coronals et Pontifes n’étaient que des hommes disposant de plus d’argent et de pouvoir que les gens ordinaires et ils accédaient au trône parce qu’ils avaient la chance d’être issus de l’aristocratie du Mont du Château ; ils étaient sortis des rangs en bénéficiant d’heureux concours de circonstances qui les portaient au sommet. Hissune avait depuis longtemps remarqué qu’il n’était même pas indispensable d’être particulièrement intelligent pour devenir Coronal. Après tout, en prenant simplement les vingt dernières années, lord Malibor qui était parti pêcher les dragons de mer s’était bêtement fait dévorer par l’un d’eux, lord Voriax était mort tout aussi stupidement, frappé à la chasse par un carreau d’arbalète, et son frère lord Valentin, pourtant réputé intelligent, avait été assez sot pour passer une nuit de beuverie avec le fils du Roi des Rêves, à la suite de laquelle, drogué, il avait été dépossédé de ses souvenirs et de son trône. Éprouver du respect pour des individus de ce genre ? Mais dans le Labyrinthe n’importe quel gamin de sept ans faisant si peu de cas de son intérêt personnel serait considéré comme un parfait crétin !
Hissune avait remarqué que son irrévérence passée semblait s’être quelque peu émoussée au fil des ans. Quand on a dix ans et qu’on vit d’expédients dans les rues depuis l’âge de cinq ou six ans, il est assez facile de faire des pieds de nez au pouvoir. Mais il n’avait plus dix ans et n’errait plus dans les rues. Son optique avait changé et il savait que ce n’était pas rien d’être Coronal de Majipoor et que la tâche était loin d’être aisée. C’est pourquoi Hissune, en regardant l’homme aux larges épaules et aux cheveux dorés, d’aspect à la fois majestueux et bienveillant, revêtu du pourpoint vert et de la robe d’hermine de sa charge, et en songeant que cet homme assis à trois mètres de lui était le Coronal lord Valentin qui l’avait choisi parmi tous les habitants de la planète pour faire partie de son entourage, sentit quelque chose ressemblant fort à un frisson courir le long de son échine. Et il fut enfin obligé de reconnaître que c’était un frisson de crainte révérencielle. Pour la dignité de roi, pour la personne de lord Valentin et pour le mystérieux concours de circonstances qui avait amené un vulgaire gamin du Labyrinthe en cette auguste compagnie.
Il but son vin à petites gorgées et sentit une douce chaleur se répandre dans son âme. Ses inquiétudes du début de la soirée s’étaient dissipées. Il était là à présent et on lui avait réservé un bon accueil. Que Vanimoon, Heulan et Ghisnet soient dévorés de jalousie ! Il était là, au milieu des grands de ce monde et son ascension vers le sommet commençait. Il atteindrait bientôt des hauteurs depuis lesquelles les Vanimoon de son enfance seraient totalement invisibles.
Mais en peu de temps ce sentiment de bien-être s’envola complètement et il se retrouva en proie à la confusion et au désarroi.
Pour commencer, il fit un impair, ridicule mais pardonnable, une légère maladresse, à peine blâmable. Sleet venait de faire une remarque à propos de l’anxiété visible dont faisaient preuve les hauts fonctionnaires pontificaux chaque fois qu’ils tournaient les yeux vers la table du Coronal. Ils craignaient manifestement que lord Valentin ne s’amuse pas suffisamment. Et Hissune, rendu euphorique par le vin et tout à sa joie de participer enfin au banquet, lâcha une bourde.
— Ils ont raison de s’inquiéter ! lança-t-il étourdiment. Ils savent qu’ils ont intérêt à faire bonne impression, sinon ils se retrouveront sur le pavé quand lord Valentin deviendra Pontife !
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