— Il paraît que vous êtes dans le Val la plus disposée à expérimenter les nouvelles techniques, déclara-t-il de but en blanc, à peine dix minutes après avoir fait sa connaissance. Que diriez-vous d’un procédé permettant de doubler la taille des grains de lusavande sans en altérer le goût ?
— Je dirais que l’on se moque de moi, répondit-elle. Cela semble beaucoup trop beau pour être vrai.
— Et pourtant ce procédé existe.
— Vraiment ?
— Nous sommes prêts à lancer une utilisation expérimentale limitée. D’après les dossiers de mes prédécesseurs, vous acceptez volontiers ce genre d’expériences.
— C’est exact, dit Aximaan. De quoi s’agit-il ?
Il expliqua qu’il s’agissait d’une méthode appelée augmentation du protoplasme. On utilisait des enzymes pour décomposer la membrane cellulaire des plantes afin d’avoir accès au matériel génétique contenu à l’intérieur. On pouvait alors faire des manipulations sur ce matériel, après quoi la substance des cellules, le protoplasme, était placé dans un milieu de culture pour opérer la régénération des membranes cellulaires. On pouvait à partir de cette unique cellule faire pousser une plante entièrement nouvelle.
— Je croyais que toutes ces techniques avaient disparu de Majipoor depuis des milliers d’années, dit Aximaan Threysz.
— Lord Valentin a manifesté un regain d’intérêt pour les sciences anciennes.
— Lord Valentin ?
— Oui, le Coronal, dit Caliman Hayn.
— Ah, le Coronal ! fit Aximaan Threysz en détournant les yeux.
Elle croyait que le Coronal s’appelait Voriax, mais après quelques instants de réflexion, elle se souvint que Voriax était mort. Et elle avait effectivement entendu dire que c’était Valentin qui lui avait succédé. Elle se souvint également qu’il était arrivé quelque chose d’étrange à ce Valentin… N’était-ce pas lui dont le corps avait été échangé avec celui d’un autre ? Si, c’était probablement lui. Mais les Coronals ne signifiaient pas grand-chose pour Aximaan Threysz qui n’avait pas quitté le Val de Prestimion depuis au moins vingt ou trente ans et pour qui le Mont du Château et ses Coronals étaient si lointains qu’ils en étaient devenus mythiques. Ce qui importait à Aximaan, c’était la culture du riz et de la lusavande.
Caliman Hayn lui apprit donc que les laboratoires impériaux de botanique avaient mis au point une variété améliorée de lusavande qu’il fallait maintenant expérimenter sur le terrain dans des conditions de culture normales. Il invita Aximaan à collaborer à ces recherches, en échange de quoi il s’engageait à ne proposer la nouvelle variété à personne d’autre dans le Val de Prestimion tant qu’elle n’en aurait pas ensemencé tous ses champs.
Comment aurait-elle pu résister ? Il lui remit un paquet de graines de lusavande d’une taille stupéfiante, luisantes et aussi grosses qu’un œil de Skandar. Elle les planta dans une parcelle écartée où il n’y avait aucun risque de pollinisation croisée avec les espèces normales. Les graines germèrent rapidement et donnèrent naissance à des plantes qui ne différaient de l’espèce habituelle que par l’épaisseur de la tige, deux ou trois fois plus grosse. Mais à la floraison, apparurent de gigantesques fleurs pourpres et fripées de la taille d’une soucoupe qui produisirent des cosses d’une longueur impressionnante donnant elles-mêmes, l’époque de la récolte venue, d’énormes quantités des graines géantes. Aximaan Threysz fut tentée de les utiliser pour les semailles d’automne et de couvrir avec la nouvelle espèce toute la superficie de son exploitation afin de faire une récolte d’hiver exceptionnelle. Mais c’était impossible, car elle avait promis à Caliman Hayn de lui remettre la majeure partie des graines géantes qui devaient être analysées par le laboratoire de Mazadone. Il lui laissa de quoi ensemencer environ le cinquième des terres. Mais pour la saison à venir il lui demanda de mélanger les plantes de la variété améliorée avec les autres dans le but de provoquer des croisements ; on supposait que les caractères de l’espèce améliorée étaient dominants, mais cela n’avait jamais été expérimenté sur une si vaste échelle.
Aximaan Threysz interdit à sa famille de parler de l’expérience dans le Val de Prestimion, mais il était impossible d’empêcher longtemps les autres fermiers d’en avoir vent. Les plantes de la deuxième génération à énorme tige qui poussaient partout sur la plantation pouvaient difficilement échapper aux regards et la nouvelle se répandit dans le Val. Des voisins curieux se débrouillèrent pour se faire inviter et demeurèrent bouche bée devant la nouvelle lusavande.
Mais ils demeuraient méfiants. « Des plantes comme celles-là vont épuiser la terre en deux ou trois ans », disaient certains. « Si elle continue, tout son domaine deviendra un désert. » D’autres estimaient que les graines géantes ne pouvaient produire qu’une farine insipide ou amère. Quelques-uns affirmaient qu’en règle générale Aximaan Threysz savait ce qu’elle faisait mais ils lui laissaient avec plaisir ce rôle de pionnier.
À la fin de l’hiver, sa récolte lui donna, d’une part, des grains normaux expédiés comme d’habitude au marché et des grains géants qui furent ensachés et mis de côté en attendant d’être plantés. La troisième saison serait décisive, car certaines des graines étaient celles de la variété améliorée sans croisement et d’autres, probablement la majeure partie, étaient hybrides ; il fallait voir quel genre de plante allaient produire les semences hybrides.
C’était à la fin de l’hiver qu’il fallait planter le riz, avant les premières crues. Quand ce fut fait, les parcelles les plus hautes et les plus sèches de la plantation furent ensemencées en lusavande. Tout au long du printemps et de l’été, Aximaan regarda croître les tiges robustes, s’épanouir les énormes fleurs et s’allonger les lourdes cosses qui fonçaient lentement. De temps à autre, elle en ouvrait une et observait les graines vertes et tendres. Elles étaient plus grosses, cela ne faisait aucun doute. Mais quel goût auraient-elles ? Et si elles n’avaient pas de goût ou un goût désagréable ? La production de toute une saison en dépendait. La réponse arriverait bien assez tôt.
Elle apprit Steldi que l’agent agronome approchait et arriverait Secondi à la plantation, comme prévu. Mais le bruit aussi étonnant qu’inquiétant courait que l’agent n’était pas Caliman Hayn mais un certain Yerewain Noor. Aximaan ne comprenait pas ce qui s’était passé. Hayn était trop jeune pour avoir pris sa retraite. Et cela l’ennuyait fort qu’il disparût au moment où l’expérience d’augmentation du protoplasme touchait à sa fin.
Yerewain Noor était encore plus jeune que Hayn et tellement novice que c’en était agaçant. Il entreprit aussitôt de lui faire savoir avec toute la rhétorique d’usage à quel point il était flatté de faire sa connaissance, mais elle le coupa net.
— Où est passé votre prédécesseur ? demanda-t-elle.
Noor lui répondit que nul n’en savait rien. Il expliqua maladroitement que Hayn s’était volatilisé trois mois auparavant, sans rien dire à personne et en laissant à ses collègues des tonnes de paperasses.
— Nous essayons encore de nous y retrouver. Il était manifestement mêlé à de nombreuses études expérimentales, mais nous ne savons pas lesquelles ni avec qui et…
— L’une d’elle est en cours ici, dit froidement Aximaan Threysz. Essais sur le terrain d’augmentation du protoplasme de la lusavande.
— Que le Divin me vienne en aide ! gémit Noor. Combien de petits projets confidentiels de Hayn vais-je découvrir ? Augmentation du protoplasme de la lusavande, c’est bien cela ?
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