L’enthousiasme que manifestait Valentin pour les jongleurs lui valut un froncement de sourcils de Sleet.
— Ah, monseigneur, fit-il avec aigreur, estimez-vous vraiment qu’ils sont si bons que cela ?
— Ils montrent beaucoup de zèle, Sleet.
— Il en est de même du bétail qui broute son fourrage à la saison sèche. Mais ce n’est que du bétail. Et vos jongleurs remplis de zèle ne sont guère que des amateurs, monseigneur.
— Allons, Sleet, un peu d’indulgence !
— Cet art, monseigneur, exige un certain niveau. Comme vous devriez vous en souvenir.
— Le plaisir que me donnent ces jongleurs n’est pas fonction de leur talent, Sleet, répliqua Valentin avec un petit rire. Ce spectacle éveille en moi des souvenirs d’une autre époque, d’une vie plus simple, de compagnons du temps jadis.
— Ah, alors, s’il s’agit de sentiment, c’est autre chose ! Mais je parle de l’art.
— Nous ne parlons donc pas de la même chose.
Les jongleurs quittèrent la scène dans un tourbillon de lancers rageurs et de réceptions imprécises et Valentin s’enfonça dans son siège, souriant, tout à son plaisir. Mais finie la rigolade, se dit-il. C’est l’heure des discours.
Mais même cette épreuve fut étonnamment facile à supporter. C’est Shinaam qui ouvrit le bal. Le ministre pontifical des Affaires extérieures, d’origine Ghayrog, avait le corps couvert d’écailles luisantes et une langue fourchue s’agitant sans cesse. En quelques mots aimables il souhaita officiellement la bienvenue à lord Valentin et à son entourage.
L’adjudant-major Ermanar le remercia au nom du Coronal. Quand il eut terminé, ce fut au tour de Dilifon, le secrétaire particulier du Pontife, ratatiné par l’âge, de présenter les salutations personnelles du souverain. Valentin savait que c’était pure comédie puisqu’il était de notoriété publique que le vieux Tyeveras n’avait pas articulé une parole sensée depuis près de dix ans. Mais il accepta la fiction de Dilifon émise d’une voix chevrotante et chargea Tunigorn de répondre.
Puis Hornkast prit la parole. Le porte-parole officiel du Pontife, replet et solennel, était le véritable maître du Labyrinthe depuis que Tyeveras s’était enfoncé dans la décrépitude. Il annonça que le thème de son discours était le Grand Périple. L’attention en éveil, Valentin se redressa aussitôt. Depuis un an, il pensait souvent à ce voyage officiel dans les contrées lointaines de la planète au cours duquel le Coronal parcourait Majipoor et se montrait à son peuple dont il recevait l’hommage, l’allégeance et les manifestations de dévotion.
— D’aucuns pourraient considérer cela comme un simple voyage d’agrément, dit Hornkast, des vacances frivoles et dépourvues de valeur, loin des responsabilités. Mais il n’en est rien ! Car c’est la personne du Coronal – sa personne réelle, physique, pas un étendard, un drapeau, un portrait – qui rassemble les vastes provinces de notre planète dans une commune fidélité. Et ce n’est que par un contact périodique avec la réalité de la personne royale que cette fidélité se perpétue.
Valentin se rembrunit et détourna les yeux. Une image alarmante lui vint brusquement à l’esprit ; la surface de Majipoor se soulevait et se fragmentait et un homme seul s’efforçait désespérément de maintenir en place le terrain disloqué.
— Car le Coronal, poursuivit Hornkast, est l’incarnation de Majipoor. Le Coronal est Majipoor personnifiée. Il est le monde ; le monde est le Coronal. C’est pourquoi le Coronal, lorsqu’il entreprend le Grand Périple, comme vous, lord Valentin, allez maintenant le faire pour la première fois depuis votre glorieuse restauration, ce n’est pas seulement vers le monde qu’il va, c’est vers lui-même. Il entreprend un voyage à l’intérieur de son âme, à la rencontre des racines les plus profondes de son identité…
Était-ce vrai ? Bien sûr, bien sûr. Valentin savait qu’Hornkast employait des figures de rhétorique et des procédés oratoires du genre qu’il lui avait fallu supporter beaucoup trop souvent à son gré. Mais pourtant, cette fois, les mots semblaient éveiller quelque chose en lui, ouvrir une sorte de grand tunnel obscur rempli de mystères. Ce rêve – le vent froid soufflant sur le Mont du Château, l’activité sourde de la terre, la désagrégation de la surface de la planète – le Coronal est l’incarnation de Majipoor – il est le monde…
Durant son règne, cette unité avait déjà été brisée une fois, quand Valentin, traîtreusement renversé, dépouillé de sa mémoire et même de son corps, avait été exilé loin de tout. Cela allait-il se reproduire ? Un second renversement, une seconde chute ? Ou bien quelque chose d’encore plus affreux était-il imminent, quelque chose de beaucoup plus grave que le destin d’un seul homme ?
Il sentit soudain la peur s’emparer de lui, une sensation qui lui était étrangère. Tant pis pour le banquet. Valentin savait qu’il aurait dû immédiatement aller consulter son interprète des rêves. Une épouvantable menace essayait de se faire jour dans son esprit, cela ne faisait aucun doute. Quelque chose n’allait pas chez le Coronal, ce qui revenait à dire que quelque chose clochait dans le monde.
— Monseigneur ?
C’était Autifon Deliamber, le petit sorcier Vroon.
— Le moment est venu, monseigneur, de porter le dernier toast.
— Comment ? Quand cela ?
— Tout de suite, monseigneur.
— Ah, bon, dit Valentin d’un air vague. Le dernier toast, bien sûr.
Il se leva et laissa son regard courir dans toute l’immense salle jusque dans ses profondeurs ombreuses. Et il se sentit bizarre tout d’un coup en se rendant compte qu’il était pris totalement au dépourvu. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait dire, ni à qui s’adresser, ni même, à la vérité, de ce qu’il faisait là. Était-ce le Labyrinthe ? Était-ce vraiment le Labyrinthe, ce lieu détestable où régnaient l’ombre et l’humidité ? Pourquoi était-il là ? Et ces gens, que voulaient-ils qu’il fasse ? Ce n’était peut-être simplement qu’un autre rêve et il n’avait jamais quitté le Mont du Château. Il ne savait pas. Il ne comprenait plus rien.
Il va se produire quelque chose, songea-t-il. Il me suffit d’attendre. Mais il avait beau attendre, rien ne se produisait d’autre qu’une sensation de bizarrerie de plus en plus profonde. Il perçut un élancement au front et un bourdonnement d’oreilles. Puis il éprouva le sentiment très fort de sa présence dans le Labyrinthe, occupant une place au centre exact du monde, au cœur de tout le gigantesque globe. Mais une force irrésistible était en train de l’en arracher. En un instant, son âme se détacha de lui comme un grand manteau de lumière et remonta en flottant à travers les niveaux successifs du Labyrinthe jusqu’à la surface où elle engloba toute l’immensité de Majipoor, y compris les côtes lointaines de Zimroel et du continent de Suvrael brûlé de soleil et les étendues inexplorées de la Grande Mer, de l’autre côté de la planète. Il enveloppait le monde comme un voile éclatant. En cet instant vertigineux, il eut le sentiment que la planète et lui ne faisaient plus qu’un, qu’il incarnait les vingt milliards d’habitants de Majipoor, les humains, les Skandars et les Hjorts, les Métamorphes et tous les autres, qui vivaient en lui comme les globules de son sang. Il était partout en même temps, il était tous les chagrins du monde et toutes les joies, tous les désirs et tous les besoins. Il était tout. Il était un univers bouillonnant de contradictions et de conflits. Il sentait la chaleur du désert, la pluie chaude des tropiques et le froid des cimes. Il riait, pleurait, mourait et faisait l’amour, mangeait, buvait, dansait et se battait, chevauchait à une allure folle à travers des collines inconnues, travaillait dans les champs et ouvrait un chemin dans des jungles denses où s’enchevêtraient des plantes grimpantes. Dans les océans de son âme, d’énormes dragons de mer émergeaient et poussaient de monstrueux rugissements avant de replonger dans les abysses. Des visages sans yeux flottaient devant lui en ricanant. Des mains réduites voletaient dans les airs. Des chœurs chantaient des hymnes discordants. Tout cela en même temps, en même temps, avec une terrifiante et démentielle simultanéité.
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