— Aarisiim ! cria Faraataa. Quelles sont les nouvelles ?
— Il y en a très peu, ô Roi Qui Est. Nous attendons les comptes rendus du front ouest, mais pas tout de suite.
— Et la bataille de la Steiche ?
— Il paraît que les frères de la forêt se montrent toujours peu coopératifs, mais que nous réussissons enfin à les obliger à nous aider à tisser leurs lianes à glu.
— Parfait. Parfait. Mais est-ce que ce sera fait à temps pour empêcher lord Hissune d’avancer ?
— Très probablement, ô Roi Qui Est.
— Dis-tu cela parce que c’est vrai ou parce que tu penses que c’est ce que j’ai envie d’entendre ? demanda Faraataa.
Aarisiim écarquilla les yeux et resta bouche bée. Comme il était embarrassé, sa forme commença à se modifier et pendant un moment il se transforma en un fragile assemblage de cordes oscillant dans le vent, puis en un enchevêtrement de bâtons allongés et dilatés aux deux extrémités. Puis il redevint Aarisiim.
— Vous êtes très injuste envers moi, ô Faraataa !
— C’est possible.
— Je ne vous mens pas.
— Si c’est vrai, tout le reste l’est et j’accepte ce que tu m’as dit, fit Faraataa d’un ton morne.
Au-dessus d’eux la pluie faisait de plus en plus de vacarme en tombant sur la voûte du feuillage.
— Va-t’en et reviens quand tu auras des nouvelles de l’ouest.
Aarisiim disparut dans l’obscurité. Fronçant les sourcils, Faraataa recommença à tracer sa carte avec nervosité.
Il y avait à l’ouest une armée de plusieurs millions d’ennemis commandée par le seigneur au visage barbu du nom de Divvis, un fils de l’ancien Coronal lord Voriax. Nous avons tué ton père alors qu’il chassait dans la forêt, le savais-tu, Divvis ? Le chasseur qui a tiré la flèche mortelle était un Piurivar, mais il avait le visage d’un seigneur du Château. Tu vois, les pitoyables Changeformes peuvent tuer un Coronal ! Nous pouvons aussi te tuer, Divvis. Nous le ferons si tu es imprudent, comme ton père l’était.
Mais Divvis – qui ne savait sûrement pas comment son père était mort, car aucun secret n’était mieux gardé parmi le peuple Piurivar – n’est pas du tout imprudent, songea Faraataa avec mauvaise humeur. Son quartier général était bien protégé par des chevaliers dévoués et il était impossible d’y introduire un assassin, même habilement déguisé. Donnant des coups de sa dague de bois finement aiguisée, Faraataa creusa rageusement dans la boue de la rive le parcours que suivait Divvis. Descendant de Khyntor, il longeait les contreforts intérieurs des grandes montagnes de l’ouest, perçant des routes à travers une région sauvage qui était impénétrable depuis l’aube des temps, balayant tout sur son passage, envahissant Piurifayne avec ses troupes innombrables, cernant le territoire, polluant les ruisseaux, piétinant les bois sacrés…
Faraataa avait été obligé de lâcher son armée de pilligrigorms contre cette multitude de soldats. Il le regrettait, car c’était pratiquement la plus dangereuse de ses armes biologiques et il les avait gardés en réserve pour les lancer sur Ni-moya ou Khyntor à une phase ultérieure de la guerre. C’étaient des crustacés de la taille d’un ongle vivant sur la terre ferme, dotés d’une carapace que l’on ne pouvait écraser avec un marteau et d’une myriade de pattes véloces que les généticiens de Faraataa avaient modifiées pour qu’elles soient aussi tranchantes qu’une scie. Le pilligrigorm avait un appétit insatiable – il lui fallait tous les jours cinquante fois son poids en viande – et sa méthode pour satisfaire son appétit consistait à faire des incisions dans tout animal à sang chaud qu’il rencontrait sur son chemin et à dévorer entièrement sa chair.
Faraataa avait estimé que cinquante mille de ces crustacés pouvaient en cinq jours semer la panique dans une ville de la taille de Khyntor. Mais comme Ceux Qui Ne Changent Pas avaient décidé d’envahir Piurifayne, il avait dû lâcher les pilligrigorms non pas dans une ville, mais sur le sol même de Piurifayne, dans l’espoir qu’ils jetteraient la confusion dans l’immense armée de Divvis et l’obligeraient à battre en retraite. Il ignorait encore si cette tactique avait été couronnée de succès.
De l’autre côté de la jungle, là où le Coronal lord Hissune conduisait une seconde armée sur une autre voie impossible suivant la rive ouest de la Steiche, Faraataa projetait de tendre un enchevêtrement de lianes à glu très collantes et impénétrables sur des centaines de kilomètres pour les obliger à faire des détours de plus en plus larges jusqu’à ce qu’ils soient complètement perdus. La difficulté de ce stratagème venait de ce que seuls les frères de la forêt savaient manier les lianes à glu. La sueur de ces insupportables petits singes sécrétait un enzyme qui les immunisait contre la viscosité des lianes. Mais les frères de la forêt n’avaient guère de raison d’aimer les Piurivars qui les avaient chassés pendant des siècles pour la riche saveur de leur chair et apparemment il ne s’avérait pas facile de s’assurer leur concours pour cette manœuvre.
Faraataa sentit la colère monter en lui.
Tout s’était si bien déroulé au début. Le déclenchement des maladies et des fléaux dans les régions rurales – provoquant l’effondrement de l’agriculture sur une surface aussi vaste – la famine, la panique, les migrations massives – oui, exactement comme c’était prévu. Et l’envoi des animaux monstrueux avait également bien marché, sur une plus petite échelle, aggravant les craintes de la population et compliquant la vie des citadins.
Mais l’effet n’avait pas été aussi fort que Faraataa l’avait espéré. Il s’était imaginé que les gigantesques miluftas avides de sang terroriseraient Ni-moya déjà en plein chaos – mais il n’avait pas prévu que l’armée de lord Hissune se trouverait dans la ville quand les miluftas y arriveraient, ni que ses archers tueraient si facilement les oiseaux. Et maintenant Faraataa n’en avait plus et il faudrait cinq ans pour en élever d’autres en quantité suffisante pour donner un résultat.
Mais il y avait encore les pilligrigorms et des millions de gannigogs attendant dans des cuves d’être lâchés. Il y avait aussi les quexes, les vriigs, les zambinaxes et les malamolas. Il y avait de nouveaux fléaux : un nuage de poussière rouge qui s’abattrait sur une ville en une nuit et empoisonnerait ses réserves d’eau pendant des semaines ; et une spore pourpre de laquelle naissait un ver qui s’attaquait aux animaux en pâture. Faraataa hésitait à employer certaines de ces armes, car ses savants lui avaient dit qu’il ne serait peut-être pas aisé de les contrôler après la défaite de Ceux Qui Ne Changent Pas. Mais si son peuple devait souffrir de la guerre, s’il semblait ne plus y avoir d’espoir – eh bien alors, Faraataa n’aurait aucun scrupule à lancer contre l’ennemi tout ce qui pourrait lui nuire, quelles qu’en fussent les conséquences.
Aarisiim revint, s’approchant timidement.
— Il y a des nouvelles, ô Roi Qui Est.
— De quel front ?
— Des deux, ô Roi.
— Sont-elles mauvaises ? demanda Faraataa en le fixant d’un regard pénétrant.
Aarisiim hésita un instant.
— À l’ouest ils détruisent les pilligrigorms. Ils projettent par des tubes métalliques une sorte de feu qui fait fondre leur carapace. Et l’ennemi progresse rapidement dans la zone où nous avons lâché les pilligrigorms.
— Et à l’est ? dit Faraataa d’un ton froid.
— Ils ont pénétré dans la forêt et nous n’avons pas pu dresser à temps la barricade de lianes à glu. Les éclaireurs disent qu’ils cherchent Ilirivoyne.
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