Carabella resta longtemps éveillée pour discuter avec Valentin.
Celte vieille Ghayrog la hantait aussi, l’obsédait et elle s’appesantit sur la force des paroles d’Aximaan Threysz, l’inquiétant pouvoir de persuasion de ses yeux aveugles et sa mystérieuse prophétie. Enfin elle l’embrassa légèrement sur les lèvres et s’enfouit dans l’énorme lit qu’ils partageaient.
Valentin attendit quelques minutes qui lui parurent interminables Puis il sortit la dent du dragon de mer.
Maazmoorn ?
Il serrait la dent si fort que ses bords s’enfoncèrent profondément dans la chair de sa main. Il concentra rapidement toute sa puissance mentale pour combler l’écart de plusieurs milliers de kilomètres qui séparait le Val de Prestimion des eaux – quelles eaux ? Le Pôle ? – où était caché le roi des dragons.
— Maazmoorn ?
— Je vous entends, frère de la terre, frère Valentin, frère roi.
Enfin !
— Vous me connaissez ?
— Je vous connais. Je connaissais votre père. J’en ai connu beaucoup d’autres.
— Leur avez-vous parlé ?
— Non. Vous êtes le premier. Mais je les connaissais. Ils ne me connaissaient pas, mais moi je les connaissais. J’ai fait de nombreuses fois le tour de l’océan, frère Valentin, et j’ai vu tout ce qui se passait sur la terre.
— Savez-vous ce qui se produit actuellement ?
— Je le sais.
— On essaie de nous détruire. Et vous êtes complice.
— Non.
— Vous guidez les rebelles Piurivar dans leur guerre contre nous. Nous le savons. Ils vous adorent comme des dieux et vous leur montrez comment nous anéantir.
— Non, frère Valentin.
— Je sais qu’ils vous vénèrent.
— Oui, c’est vrai car nous sommes des dieux. Mais nous ne les aidons pas dans leur rébellion. Nous ne leur donnons que ce que nous donnerions à quiconque nous le demanderait, mais nous n’avons pas l’intention de vous chasser de la planète.
— Vous devez sûrement nous haïr !
— Non, frère Valentin.
— Nous vous chassons. Nous vous tuons. Nous mangeons votre chair, buvons votre sang et fabriquons des colifichets avec vos os.
— Oui, c’est vrai. Mais pourquoi devrions-nous vous haïr, frère Valentin ? Pourquoi ?
Valentin ne répondit pas immédiatement. Allongé à côté de Carabella endormie, il avait froid et tremblait de peur, réfléchissant à tout ce qu’il venait d’entendre, l’aveu serein du roi des eaux que les dragons étaient des dieux – que cela pouvait-il signifier ? – et le démenti de complicité avec les rebelles, et enfin cette surprenante insistance sur le fait que les dragons n’en voulaient pas aux habitants de Majipoor de tout ce qu’ils leur avaient fait subir. Cela faisait trop d’un coup, tout cet afflux de connaissances alors qu’il n’y avait eu avant que le son des cloches et le sentiment d’une présence lointaine et menaçante.
— Êtes-vous donc incapable de colère, Maazmoorn ?
— Nous comprenons la colère.
— Mais vous ne l’éprouvez pas ?
— Ce n’est pas de colère qu’il s’agit, frère Valentin. Ce que vos chasseurs nous infligent est naturel. Cela fait partie de la vie ; c’est un aspect de Ce Qui Est. Comme moi, comme vous. Nous louons Ce Qui Est dans toutes ses manifestations. Vous nous tuez quand nous longeons la côte de ce que vous appelez Zimroel et vous vous servez de nous ; parfois nous vous tuons sur vos bateaux, quand cela nous semble opportun, et nous nous servons de vous ; tout cela fait partie de Ce Qui Est. Un jour, le peuple Piurivar a immolé quelques-uns d’entre nous dans sa cité de pierre morte aujourd’hui, ils ont cru commettre un crime monstrueux et ont détruit leur propre ville pour l’expier. Mais ils n’ont rien compris. Aucun de vous, enfants de la terre ne comprend que tout n’est que Ce Qui Est.
— Et si nous résistons aux Piurivars qui provoquent le chaos chez nous ? Avons-nous tort de le faire ? Devons-nous accepter calmement notre sort, parce que c’est aussi Ce Qui Est ?
— Votre résistance est également Ce Qui Est, frère Valentin.
— Votre philosophie n’a pas de sens pour moi, Maazmoorn.
— Vous n’avez pas à y trouver un sens, frère Valentin. Mais c’est aussi Ce Qui Est.
Valentin se tut de nouveau, un peu plus longtemps cette fois, mais il veilla à maintenir le contact.
— Je veux mettre un terme à cette époque de destruction. Je veux préserver ce que nous, habitants de Majipoor, avons compris comme Ce Qui Est.
— Bien sûr.
— Je veux que vous m’aidiez.
— Nous avons capturé un Changeforme qui prétend être porteur d’un message urgent pour vous, et vous seul, monseigneur, dit Alsimir.
— Crois-tu que ce soit un espion ? demanda Hissune en fronçant les sourcils.
— Très probablement, monseigneur.
— Ou même un assassin.
— Il ne faut bien entendu jamais négliger cette possibilité. Mais je crois qu’il n’est pas venu pour cela. Je sais que c’est un Changeforme, monseigneur, et nous pouvons faire des erreurs de jugement, pourtant j’étais parmi ceux qui l’ont interrogé. Il paraît sincère. Je dis : il paraît.
— Un Changeforme sincère ! dit Hissune en éclatant de rire. N’ont-ils pas envoyé un espion voyager dans l’entourage de lord Valentin ?
— C’est ce qu’on m’a dit. Que dois-je faire de lui alors ?
— Amène-le moi.
— Et s’il prépare un mauvais coup ?
— Il faudra être plus rapide que lui, Alsimir. Mais amène-le ici.
Hissune savait que c’était risqué. Mais on ne pouvait pas renvoyer quelqu’un qui assurait être un messager de l’ennemi, ni le mettre à mort sur le champ sur de simples soupçons de traîtrise. Il reconnut que ce serait intéressant de voir enfin un Métamorphe, après tant de semaines passées à parcourir cette jungle humide. Durant tout ce temps, ils n’en avaient pas rencontré un, pas un seul.
Il avait établi son camp juste au bord d’un groupe de dwikkas géants, à la lisière orientale de Piurifayne, pas très loin des berges de la Steiche. Les dwikkas étaient très impressionnants – ils étaient d’une taille étonnamment grande avec des troncs aussi larges qu’une maison, une écorce d’un rouge vif fendue par de profondes crevasses et des feuilles si larges que vingt hommes pouvaient s’abriter sous l’une d’elles pendant une pluie torrentielle, et d’énormes fruits grumeleux gros comme un flotteur contenant une pulpe euphorisante. Mais les merveilles botaniques étaient une piètre compensation pour la monotonie de cette interminable marche forcée à travers la forêt tropicale Métamorphe. Il pleuvait constamment ; l’humidité et la moisissure s’attaquaient à tout et même à l’esprit, songeait parfois Hissune. Bien que l’armée fût maintenant déployée sur une ligne de plus de cent cinquante kilomètres et que l’agglomération Métamorphe d’Avendroyne fût censée se trouver tout près du milieu de cette ligne, ils n’avaient vu aucune ville, aucun signe d’anciennes villes, aucune trace de routes d’évacuation et aucun Métamorphe. Comme si c’étaient des êtres mythologiques et cette jungle inhabitée.
Hissune savait que Divvis rencontrait les mêmes difficultés à l’autre extrémité de Piurifayne. Les Métamorphes n’étaient pas nombreux et leurs agglomérations semblaient transportables. Ils devaient voleter d’un endroit à l’autre comme les insectes nocturnes aux ailes diaphanes. Ou bien ils se déguisaient en arbres et en buissons, restant silencieux et étouffant leur rire sur le passage des armées du Coronal. Ces immenses dwikkas sont peut-être des éclaireurs Métamorphes, songea Hissune. Parlons à l’espion, ou au messager, ou à l’assassin, ou quoi qu’il soit : il nous apprendra peut-être quelque chose ou à tout le moins il nous divertira.
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