C’était d’une merveilleuse facilité. Valentin se sentit devenir léger. Il prit son essor et se mit à flotter, à voler. Au-dessous de lui s’étirait la grande courbe de la planète qui se fondait dans la nuit à l’orient. Le roi des eaux le transportait sans effort, sereinement, comme un géant pouvait porter un chaton dans la paume de sa main. Et ils survolaient la planète qui s’ouvrait totalement à Valentin. Il avait l’impression que Majipoor et lui ne faisaient plus qu’un, qu’il incarnait les vingt milliards d’habitants, humains et Skandars, Hjorts et Métamorphes et tous les autres qui circulaient en lui comme les globules de son sang. Il était partout à la fois ; il était tous les chagrins du monde et toutes les joies, tous les désirs du monde et tous les besoins. Il était tout. Il était un univers bouillonnant de contradictions et de conflits. Il sentait la chaleur du désert, la pluie tiède des tropiques et le froid des cimes. Il riait, pleurait, mourait et aimait, il mangeait, buvait, dansait, se battait et chevauchait à une allure folle au milieu de collines inconnues, il travaillait dans les champs et se frayait un chemin dans les jungles aux lianes enchevêtrées. Dans les océans de son âme d’énormes dragons de mer remontaient à la surface, émettaient de monstrueux rugissements et replongeaient dans les profondeurs. Il voyait sous lui les cassures de la planète, les fractures de l’écorce qui s’était soulevée et avait éclaté ; et il comprenait comment la cicatriser, comment lui rendre son unité et sa sérénité. Car tout tendait vers la sérénité. Tout était englobé dans Ce Qui Est. Tout participait d’une vaste harmonie ininterrompue.
Mais dans cette vaste harmonie il percevait une discordance.
Un hurlement, un grincement, un cri aigu qui déchirait le tissu de la planète comme un couteau, laissant derrière lui une trace sanglante, brisant l’unité.
Valentin savait que même cette discordance était un aspect de Ce Qui Est. Mais dans sa folie, agitée, tumultueuse, grondante, elle était le seul aspect de Ce Qui Est qui refusait d’accepter Ce Qui Est. C’était une force puissante qui hurlait un non véhément à tout le reste. Elle s’élevait contre ceux qui voulaient rétablir l’harmonie, réparer le tissu, reconstituer l’amitié.
— Faraataa ?
— Qui êtes-vous ?
— Je suis le Pontife Valentin.
— Valentin le niais. Valentin l’enfant.
— Non, Faraataa. Valentin le Pontife.
— Cela ne signifie rien pour moi. Je suis le Roi Qui Est !
Valentin éclata de rire et son rire se répandit sur la planète comme une pluie de gouttelettes de miel doré. S’élevant sur les ailes du roi des eaux, il atteignit presque la voûte céleste d’où il pouvait percer les ténèbres, distinguer le sommet du Mont du Château qui déchirait le ciel de l’autre côté de la planète et même discerner la Grande Mer. Il regarda la jungle de Piurifayne et partit d’un nouvel éclat de rire. Il observa Faraataa qui se tortillait et se débattait avec fureur sous le torrent de ce rire.
— Faraataa ?
— Que voulez-vous ?
— Vous ne devez pas la tuer, Faraataa.
— Qui êtes-vous pour me dire ce que je ne dois pas faire ?
— Je suis Majipoor.
— Vous êtes Valentin le niais. Et je suis le Roi Qui Est !
— Non, Faraataa.
— Non ?
— Je vois la vieille fable luire dans votre esprit. Le Prince À Venir, le Roi Qui Est : comment pouvez-vous afficher une telle prétention ? Vous n’êtes pas ce Prince. Vous ne pourrez jamais être ce Roi.
— Vous me brouillez l’esprit avec vos bêtises. Laissez-moi ou je vous chasse.
Valentin sentit la poussée dirigée contre lui et para l’attaque. Le Prince À Venir est un être absolument étranger à la haine. Pouvez-vous le nier, Faraataa ? Cela fait partie de la légende de votre peuple. Il n’a aucun désir de vengeance. Il n’a aucune envie de destruction. Vous n’êtes rien, hors la haine, la destruction et la vengeance, Faraataa. Si on vous enlevait cela, il ne resterait plus qu’une coquille, une enveloppe vide.
— Idiot.
— Vos prétentions sont injustifiables.
— Idiot.
— Laissez-moi supprimer en vous la colère et la haine, Faraataa, si vous voulez être le roi que vous prétendez être.
— Idiot, vous ne dites que des idioties.
— Allez, Faraataa, relâchez la Danipiur. Donnez-moi votre âme pour que je la guérisse.
— La Danipiur sera morte dans moins d’une heure.
— Non, Faraataa.
— Regardez !
Les cimes des arbres de la jungle s’écartèrent et Valentin contempla la Nouvelle Velalisier à la lueur des torches. Les temples de rondins entrecroisés, les bannières, l’autel, le bûcher déjà allumé. La reine Métamorphe, digne et silencieuse, enchaînée au bloc de pierre. Les visages étrangers, impénétrables, qui l’entouraient. La nuit, les arbres, les bruits, les odeurs. La musique. Les chants.
— Relâchez-la, Faraataa. Puis venez à moi, tous les deux, et établissons ce qui doit être établi.
— Jamais. Je l’offrirai à la divinité de mes propres mains. Et avec son sacrifice j’expierai le crime de la Profanation que nous avons commise en massacrant nos dieux et pour la pénitence duquel nous supportons votre présence.
— Là-dessus aussi vous vous trompez, Faraataa.
— Comment ?
— Les dieux se sont offerts de leur plein gré, ce jour-là à Velalisier. C’était un sacrifice que vous avez mal interprété. Vous avez forgé un mythe de la Profanation, mais vous vous êtes trompés de mythe. C’est une méprise, Faraataa, une erreur totale. Les rois des eaux Niznorn et Domsitor se sont immolés en sacrifice ce jour lointain comme les rois des eaux s’offrent à nos chasseurs dès qu’ils longent les côtes de Zimroel. Et vous ne comprenez pas. Vous ne comprenez absolument rien.
— Sottises. Folie.
— Libérez-la, Faraataa. Sacrifiez votre haine comme les rois des eaux se sont sacrifiés.
— Je vais la tuer de mes propres mains.
— Vous ne devez pas faire cela, Faraataa. Relâchez-la.
— NON.
Ce non était d’une violence inattendue. Il s’éleva comme les flots en courroux, monta vers Valentin et le frappa avec une force étourdissante, le secouant, le faisant vaciller et le projetant pendant quelques instants dans une profonde confusion. Tandis qu’il s’efforçait de reprendre son équilibre, il reçut un deuxième choc, puis un troisième et un quatrième, et l’impact de chacun avait la même violence. Mais alors Valentin sentit la puissance du roi des eaux qui se joignait à la sienne, il reprit son souffle, retrouva son équilibre et sentit ses forces lui revenir.
Il projeta son esprit vers le chef rebelle.
Il se souvint du jour, bien des années auparavant, lors du dénouement de la guerre de restauration, où il était entré seul dans le prétoire du Château et y avait trouvé l’usurpateur Dominin Barjazid écumant de rage. Et Valentin lui avait envoyé un message d’amour, d’amitié et de tristesse pour tout ce qui s’était passé entre eux. Et d’espoir d’un règlement à l’amiable de toutes leurs divergences, de pardon des péchés et de délivrance d’un sauf-conduit pour quitter le Château. Le Barjazid avait répondu par la provocation, la haine, la colère, le mépris, une déclaration de guerre perpétuelle. Valentin n’avait pas oublié cette scène. Et tout recommençait, l’ennemi acharné rempli de haine, la résistance farouche, le refus amer de s’écarter de la voie de la mort et de la destruction, l’horreur et le dégoût, le dédain et le mépris.
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