— Maazmoorn. Maazmoorn.
Il faisait des essais. Il cherchait. Il appelait. De jour en jour il s’était approché d’une véritable communication avec le roi des eaux, d’une vraie conversation, d’une rencontre entre deux identités. Il y était presque maintenant. Peut-être ce soir, peut-être le lendemain ou le surlendemain…
— Répondez-moi, Maazmoorn. C’est le Pontife Valentin qui vous appelle.
Il ne craignait plus cet immense esprit redoutable. Il commençait à comprendre, dans ces voyages secrets de l’âme, à quel point les habitants de Majipoor avaient méconnu ces gigantesques créatures de la mer. Certes, les rois des eaux étaient effrayants ; mais il ne fallait pas en avoir peur.
Maazmoorn. Maazmoorn.
J’y suis presque, songea Valentin.
— Valentin ? fit la voix de Carabella derrière la porte.
Surpris, il sortit de sa transe en sursautant et faillit tomber de son siège. Puis, retrouvant son sang-froid, il glissa la dent dans le coffret, se calma et alla ouvrir à Carabella.
— Nous devrions être à l’hôtel de ville, dit-elle.
— Oui. Bien sûr. Bien sûr.
Ces mystérieuses cloches continuaient à sonner dans son esprit.
Mais il avait d’autres responsabilités. La dent de Maazmoorn devrait attendre encore un peu.
Une heure plus tard, Valentin était assis sur une haute estrade dans la salle de réunion municipale et les fermiers défilaient lentement devant lui, lui rendant hommage et lui faisant bénir leurs outils – faux, houes, et autres humbles ustensiles de ce genre – comme si le Pontife pouvait, par la simple imposition de ses mains, rétablir la prospérité de naguère dans cette vallée sinistrée. Valentin se demanda si c’était une vieille croyance de ces paysans, presque tous Ghayrogs. Probablement pas, décida-t-il, car aucun Pontife régnant n’était jamais venu au Val de Prestimion, ni dans aucune autre partie de Zimroel, et il n’y avait pas de raison pour qu’on en eût attendu la visite. Il s’agissait plus vraisemblablement d’une tradition que ces gens avaient inventée pour la circonstance en apprenant qu’il passerait par chez eux.
Mais cela n’ennuyait pas Valentin. Les paysans lui apportaient leurs outils et il effleurait le manche de celui-ci et la lame de celui-là, en leur offrant son sourire le plus chaleureux et des paroles d’espoir sincères qui les rendaient radieux.
Vers la fin de la soirée il y eut une certaine agitation dans la salle et Valentin, levant les yeux, vit un étrange cortège avancer vers lui. Une Ghayrog qui, à en juger par ses écailles presque décolorées et ses cheveux serpentins flasques devait être extrêmement âgée, remontait lentement l’allée centrale entre deux femmes plus jeunes de sa race. Elle semblait aveugle et très faible, mais se tenait pourtant fièrement droite, avançant pas à pas comme si elle se frayait un chemin entre des murs de pierre.
— C’est Aximaan Threysz ! chuchota Nitikkimal. La connaissez-vous, votre majesté ?
— Hélas ! non.
— C’est la plus célèbre planteuse de lusavande – un puits de science, une femme de la plus grande sagesse. On dit qu’elle va bientôt mourir, mais elle a insisté pour vous voir ce soir.
— Lord Valentin ! cria-t-elle d’une voix claire et retentissante.
— Je ne suis plus lord Valentin, répondit-il, mais le Pontife Valentin. Vous me faites un grand honneur en venant me voir, Aximaan Threysz . Votre réputation vous précède.
— Valentin… Pontife…
— Venez, donnez - moi la main, dit Valentin.
Il prit ses deux mains griffues et desséchées dans les siennes et les serra très fort. Elle le regarda droit dans les yeux, mais il se rendit compte à la clarté de ses pupilles qu’elle ne voyait rien.
— On a dit que vous étiez un usurpateur, dit-elle. Un petit homme au visage rougeaud est venu ici et a prétendu que vous n’étiez pas le vrai Coronal. Mais je ne l’ai pas écouté et j’ai quitté la salle. Je ne savais pas s’il avait tort ou raison, mais j’ai pensé que ce n’était pas à lui de parler de telles choses.
— C’est Sempeturn, dit Valentin. Je l’ai rencontré. Il est persuadé maintenant que j’étais le vrai Coronal et que je suis aujourd’hui le vrai Pontife.
— Allez-vous rendre l’unité au monde, vrai Pontife ? demanda-t-elle d’une voix étonnamment vive et claire.
— Nous le ferons tous ensemble, Aximaan Threysz.
— Non, pas moi, Pontife Valentin. Je vais mourir, la semaine prochaine, ou la suivante, et ce n’est d’ailleurs pas trop tôt. Mais je veux votre promesse que la planète redeviendra comme elle était autrefois : pour mes enfants et mes petits-enfants. Si vous me le promettez, je tomberai à vos genoux. Mais si vous êtes déloyal, que le Divin vous punisse comme il nous a punis, Pontife Valentin !
— Je peux vous jurer, Aximaan Threysz, que la planète sera entièrement restaurée et même qu’elle sera plus belle qu’avant. Je vous assure que ce n’est pas une fausse promesse. Mais je ne veux pas que vous tombiez à mes genoux.
— Je ferai ce que j’ai dit !
À la stupéfaction générale, elle écarta les deux jeunes femmes comme de vulgaires moucherons, se laissa tomber à terre et se prosterna profondément, bien que son corps fût raide comme une bande de cuir qui aurait séché au soleil pendant un siècle. Valentin se pencha pour la relever, mais une des femmes – probablement sa fille – lui prit la main et la tira en arrière, puis jeta un regard horrifié à sa propre main pour avoir osé toucher un Pontife. Aximaan Threysz se redressa lentement mais sans aide.
— Savez-vous mon âge ? Je suis née quand Ossier était Pontife. Je crois que c’est moi la plus vieille personne de la planète. Et je mourrai pendant le pontificat de Valentin ; et vous restaurerez le monde.
C’est probablement une prophétie, songea Valentin. Mais cela ressemblait davantage à un ordre.
— Ce sera fait, Aximaan Threysz, dit-il, et vous serez là pour le voir.
— Non. Non. En perdant le sens de la vue, on acquiert le don de double vue. Ma vie est presque finie. Mais je vois clairement votre avenir. Vous nous sauverez en faisant ce que vous estimez impossible et vous parachèverez votre œuvre avec ce que vous avez le moins envie de faire. Et pourtant vous saurez que vous avez eu raison et cela vous réjouira, Pontife Valentin. Allez maintenant, Pontife, et sauvez-nous.
Sa langue fourchue s’agitait avec une force et une énergie fantastiques.
— Sauvez-nous, Pontife Valentin ! Sauvez-nous !
Elle fit demi-tour et repartit lentement par le même chemin, refusant l’aide des deux femmes qui l’accompagnaient.
Il s’écoula encore une heure avant que Valentin pût fausser compagnie aux derniers paysans du Val de Prestimion qui s’agglutinaient autour de lui, le cœur rempli d’un espoir pathétique, comme si quelque émanation pontificale allait transformer leur vie et leur rendre comme par enchantement la situation des années antérieures à l’arrivée du charbon de la lusavande. Mais finalement ce fut Carabella, alléguant la fatigue du Pontife qui leur permit de se retirer. L’image d’Aximaan Threysz lui resta présente à l’esprit sur le chemin du retour au manoir de Nitikkimal. Sa voix sifflante résonnait encore dans sa tête. Vous nous sauverez en faisant ce que vous estimez impossible et vous parachèverez votre œuvre avec ce que vous avez le moins envie de faire. Allez, Pontife, et sauvez-nous. Oui. Oui. Sauvez-nous, Pontife Valentin ! Sauvez-nous !
Mais la musique du roi des eaux Maazmoom résonnait aussi dans sa tête. Il s’était tellement approché, la dernière fois, de la réussite, d’un vrai contact avec cette créature de la mer incroyablement gigantesque. Maintenant… cette nuit…
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