— Pour aller trouver la Danipiur et s’allier avec elle contre nous.
Les yeux de Faraataa lancèrent des éclairs.
— La situation est mauvaise, Aarisiim, mais nous sommes loin d’être vaincus ! Appelle Benuuiab, Siimii et quelques autres. Nous allons partir pour Ilirivoyne et nous emparer de la Danipiur avant qu’ils la trouvent. Et nous la mettrons à mort si c’est nécessaire. Avec qui s’allieront-ils alors ? S’il faut trouver un Piurivar ayant assez d’autorité pour gouverner, il n’y aura que Faraataa, et Faraataa ne signera pas de traités avec Ceux Qui Ne Changent Pas.
— S’emparer de la Danipiur ? dit Aarisiim d’un air dubitatif. Mettre la Danipiur à mort ?
— S’il le faut, je détruirai toute la planète plutôt que de la leur rendre !
En début d’après-midi ils firent halte à l’est de la vallée de Dulorn dans le Val de Prestimion qui avait été autrefois un important centre rural. Le voyage que Valentin effectuait à travers le continent tourmenté de Zimroel l’avait mis en présence de scènes d’une tristesse accablante – fermes abandonnées, villes dépeuplées, traces de terribles luttes pour survivre… mais de tous les endroits qu’il avait vu, le Val de Prestimion était certainement le plus déprimant.
Les champs étaient carbonisés, ses habitants silencieux, stoïques et hébétés.
— Nous cultivions la lusavande et le riz, dit l’hôte de Valentin, un planteur nommé Nitikkimal qui, semblait-il, était le maire. Le charbon de la lusavande a tout détruit et nous avons dû brûler les champs. Il faudra au moins encore deux ans avant de pouvoir les ensemencer de nouveau. Mais nous sommes restés ici. Personne n’a quitté Prestimion, votre majesté. Nous avons peu à manger, et nous autres les Ghayrogs nous n’avons pas de gros besoins, vous le savez. Pourtant nous n’avons pas assez de nourriture et nous n’avons pas de travail, cela nous rend nerveux et nous sommes tristes de voir la terre couverte de cendres. Mais c’est notre terre, voilà pourquoi nous restons. Pourrons-nous replanter un jour, votre majesté ?
— J’en suis certain, dit Valentin en se demandant s’il ne donnait pas un faux espoir à ces gens.
Nitikkimal habitait un grand manoir à l’extrémité de la vallée, avec de grosses poutres en bois de ghannimor noir et un toit d’ardoises vertes. Mais l’intérieur était humide et plein de courants d’air, comme si le planteur n’avait plus le cœur à faire les réparations qui devenaient nécessaires à cause du climat pluvieux du Val de Prestimion.
Pendant l’après-midi, Valentin se reposa un moment dans l’immense suite que Nitikkimal avait mise à sa disposition, avant d’aller à la salle de réunion municipale pour discuter avec les habitants de la région. Un gros paquet de dépêches provenant de l’Est attendait Valentin à son arrivée au manoir. Il apprit que Hissune s’était profondément enfoncé en territoire Métamorphe, qu’il était quelque part à proximité de la Steiche en train de chercher la Nouvelle Velalisier, la capitale rebelle. Valentin se demanda si Hissune aurait plus de chance qu’il n’en avait eu dans sa quête de l’insaisissable Ilirivoyne. Et Divvis avait levé une seconde armée encore plus importante pour attaquer l’autre côté du pays Piurivar. Valentin s’inquiéta en imaginant un homme aussi belliqueux que Divvis au milieu de cette jungle. Je n’avais pas projeté d’envoyer des armées envahir Piurifayne, songea Valentin. C’est ce que j’avais espéré éviter. Mais il savait bien que c’était devenu inévitable. Cette époque avait besoin d’hommes tels que Hissune, pas tels que Valentin. Il jouerait son rôle, ils joueraient le leur et, si le Divin le voulait, les plaies du monde commenceraient un jour à se cicatriser.
Il parcourut les autres messages. Il y avait des nouvelles du Mont du Château : Stasilaine était devenu régent et accomplissait les tâches courantes du gouvernement. Valentin eut pitié de lui. Le superbe Stasilaine, l’agile Stasilaine, assis à ce bureau en train de griffonner son nom sur des feuilles de papier – comme le temps nous change, songea Valentin. Nous qui pensions que la vie au Mont du Château se passait à chasser et à folâtrer, nous voilà écrasés sous le poids des responsabilités, portant sur nos épaules la pauvre planète chancelante. Comme le Château lui semblait loin, et toutes les joies de cette époque où le monde se gouvernait apparemment tout seul et où le printemps régnait d’un bout à l’autre de l’année !
Il y avait aussi des messages de Tunigorn qui traversait Zimroel en le suivant de près, organisant jour après jour les secours : distribution de vivres, préservation des ressources subsistantes, ensevelissement des morts, et mettant en œuvre toutes les diverses mesures prises contre la famine et les maladies. Tunigorn l’archer, Tunigorn le célèbre chasseur ! Comme il légitime, comme nous légitimons tous l’aisance et le bien-être dont nous avons joui pendant notre enfance insouciante sur le Mont ! songea Valentin.
Il repoussa les messages et sortit du coffret où il la conservait la dent de dragon que Millilain lui avait si bizarrement posée dans la main à son arrivée à Khyntor. Il avait tout de suite compris en la touchant que c’était plus qu’un simple colifichet, plus qu’une amulette pour superstitieux sans discernement. Mais ce n’est qu’au fil des jours, en consacrant du temps à en comprendre la signification et l’utilisation – toujours en cachette et ne laissant même pas Carabella voir ce qu’il faisait – que Valentin avait pris conscience du genre d’objet que lui avait donné Millilain.
Il effleura sa surface luisante. La dent était d’aspect délicat, si fine qu’elle en était presque translucide. Mais elle avait la dureté de la pierre et ses bords effilés étaient tranchants comme l’acier. Elle était froide au toucher et pourtant il lui semblait qu’elle brûlait d’un feu intérieur.
Le son des cloches commença à résonner dans sa tête.
Un son grave, lent, presque funèbre, suivi d’une cascade de sons plus rapides, un rythme précipité qui se transforma bientôt en un mélange haletant de mélodies éclatant si vite l’une derrière l’autre qu’elles couvraient les notes de la précédente, puis toutes les mélodies s’accordant en une stupéfiante symphonie mouvante : oui, il connaissait cette musique maintenant, comprenait ce qu’elle signifiait ; la musique du roi des eaux Maazmoorn, la créature que les terriens appelaient le dragon de lord Kinniken et qui était le plus puissant de tous les habitants de cette énorme planète.
Valentin avait mis longtemps à se rendre compte qu’il avait entendu la musique de Maazmoorn bien avant de posséder ce talisman. Une nuit qu’il dormait à bord du Lady Thiin , lors de sa première traversée d’Alhanroel à l’Ile du Sommeil, il avait rêvé d’un pèlerinage d’adorateurs en robe blanche se ruant vers la mer, il était parmi eux et l’immense dragon de lord Kinniken avait surgi de l’eau, la bouche grande ouverte afin de pouvoir engloutir les pèlerins irrésistiblement attirés vers lui. Et tandis qu’il s’approchait de la terre et atteignait péniblement le rivage, ce dragon avait émis un terrifiant son de cloches, un bruit si assourdissant que l’air en avait tremblé. Le même son de cloches provenait de la dent. Et s’en servant comme d’un guide, Valentin pouvait, s’il se transportait au centre de son âme et se projetait sur toute la planète, entrer en contact avec l’esprit démesuré du grand roi des eaux Maazmoorn, celui que les ignorants appelaient le dragon de lord Kinniken. Millilain lui avait offert cette dent. Comment avait-elle su quel usage lui et lui seul pouvait en faire ? D’ailleurs le savait-elle ? Peut-être lui en avait-elle fait cadeau seulement parce que c’était un objet sacré à ses yeux – elle ignorait peut-être qu’il pouvait l’utiliser comme siège de sa concentration.
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