— Je vais aller le voir, dit Hissune en souriant.
Descendant de son flotteur, il se dirigea d’une démarche digne vers l’extrémité du quai d’embarquement et avança sur la jetée. Il était vêtu de ses plus beaux habits, ses conseillers portaient eux aussi leurs vêtements de cérémonie et les membres de sa garde étaient en grande tenue. Hissune était encadré de chaque côté par une douzaine d’archers, pour le cas où les oiseaux funestes choisiraient ce moment pour réapparaître. Bien qu’Hissune eût choisi d’aller au-devant de Divvis, ce qui était peut-être une violation du protocole, il savait qu’il offrait une image majestueuse, celle d’un roi daignant accorder un honneur exceptionnel à un loyal sujet.
Divvis se tenait à la proue de son vaisseau. Lui aussi avait pris soin de son apparence, car malgré la chaleur il était vêtu d’une grande robe noire en fine peau de haigus et d’un splendide casque étincelant qui ressemblait presque à une couronne. Quand Hissune monta sur le pont, Divvis se dressa au dessus de lui comme un géant.
Mais ils furent ensuite l’un en face de l’autre et même si Divvis était de loin le plus grand, Hissune le considéra avec une fermeté et une froideur qui contribuèrent beaucoup à minimiser leur différence de taille. L’un et l’autre gardèrent le silence pendant un long moment.
Puis Divvis – et Hissune savait qu’il devait le faire à moins de le braver ouvertement – fit le signe de la constellation, mit un genou à terre et rendit pour la première fois hommage au nouveau Coronal.
— Hissune ! Lord Hissune ! Longue vie à lord Hissune !
— Longue vie à vous aussi, Divvis – car nous aurons besoin de votre courage dans la lutte qui nous attend. Relevez-vous !
Divvis se leva. Ses yeux croisèrent franchement ceux d’Hissune et une telle succession d’émotions passa sur son visage que le Coronal eut du mal à les interpréter toutes, mais il lui sembla y lire la jalousie, la colère et l’amertume – mais aussi un certain respect et même une admiration réticente, et quelque chose qui ressemblait à une nuance d’amusement, comme si Divvis ne pouvait s’empêcher de sourire devant les étranges caprices du destin qui les avait amenés ensemble à cet endroit dans ces nouveaux rôles.
— Vous ai-je amené assez de troupes, monseigneur ? demanda Divvis en désignant le fleuve d’un geste de la main.
— Cela représente une force immense, en effet. Vous avez accompli une brillante performance en recrutant une armée de cette taille. Mais peut-on savoir ce qu’il faudra pour combattre une armée de fantômes, Divvis ? Les Changeformes nous réservent encore beaucoup de mauvaises surprises.
— On m’a dit qu’ils vous ont envoyé des oiseaux ce matin, monseigneur, dit Divvis en éclatant d’un rire léger.
— Il n’y a pas de quoi rire, seigneur Divvis. C’étaient de redoutables monstres de l’espèce la plus effrayante qui tuaient les gens dans les rues et se nourrissaient de leur corps avant qu’il soit froid. De la fenêtre de ma propre chambre j’ai assisté au massacre d’un enfant. Mais je pense que nous les avons tous abattus ou presque. Et nous détruirons aussi leurs créateurs en temps utile.
— Je m’étonne que vous soyez aussi vindicatif, monseigneur.
— Vous me trouvez vindicatif ? fit Hissune. Eh bien alors si vous le dites, je suppose que c’est vrai. On le devient peut-être en vivant pendant des semaines dans cette ville en ruine. On devient rancunier en voyant des animaux monstrueux lâchés par nos ennemis sur d’innocents citoyens. Piurifayne est comme un abcès répugnant qui se répand dans les tissus des régions civilisées. Je compte bien crever l’abcès et cautériser entièrement les tissus. Et je vous l’affirme, Divvis : avec votre aide j’exercerai une implacable vengeance sur ceux qui nous ont imposé cette guerre.
— Quand vous parlez ainsi de vengeance, monseigneur, vous ne ressemblez guère à lord Valentin. Je ne pense pas l’avoir jamais entendu prononcer ce mot.
— Y-a-t-il une raison pour que je ressemble à lord Valentin, Divvis ? Je suis Hissune.
— Vous êtes son successeur désigné.
— Oui, et du fait même de ce choix, Valentin n’est plus Coronal. Il se peut que ma façon de traiter nos ennemis diffère de celle de lord Valentin.
— Dites-moi ce que vous allez faire.
— Je pense que vous le savez déjà. J’ai l’intention de descendre la Steiche jusqu’à Piurifayne tandis que vous arriverez par l’ouest : de cette manière nous encerclerons les rebelles et nous capturerons ce Faraataa pour faire cesser cette avalanche de monstres et de fléaux. Le Pontife pourra ensuite réunir les rebelles survivants et faire droit à sa manière plus douce aux doléances justifiées des Changeformes. Mais je crois qu’il faut d’abord faire montre de force. Et si nous devons répandre le sang de ceux qui sont prêts à répandre le nôtre, eh bien, nous le ferons. Qu’en dites-vous, Divvis ?
— Je n’ai jamais entendu de paroles plus sensées dans la bouche d’un Coronal depuis le règne de mon père. Mais le Pontife vous aurait certainement répondu autrement s’il vous avait entendu parler avec cette agressivité. Connaît-il vos intentions ?
— Nous n’en avons pas encore parlé en détail.
— Comptez-vous le faire ?
— Le Pontife est actuellement à Khyntor ou à l’ouest de Khyntor, dit Hissune. Sa tâche le retiendra là-bas pendant quelque temps et ensuite il lui faudra très longtemps pour revenir ici. Je pense qu’à ce moment-là je me serai engagé bien avant dans Piurifayne et que nous n’aurons guère l’occasion de nous consulter.
Une lueur perfide s’alluma dans les yeux de Divvis.
— Ah, je comprends comment vous réglez votre problème, monseigneur.
— Quel problème ?
— Celui d’être Coronal tandis que le Pontife parcourt librement le pays au lieu de rester convenablement terré dans le Labyrinthe. Je pense que cela peut considérablement gêner un jeune Coronal et cela ne me plairait guère de devoir faire face à une telle situation. Mais en prenant soin de maintenir une grande distance entre le Pontife et vous, en attribuant à cette distance toutes vos divergences de politiques, vous pouvez vous arranger pour agir comme si vous aviez les mains complètement libres, n’est-ce pas, monseigneur ?
— Je crois que nous nous engageons sur un terrain dangereux Divvis.
— Ah, vraiment ?
— C’est certain. Vous exagérez les divergences entre ma façon de voir et celle de Valentin. Ce n’est pas un homme de guerre, comme nous le savons tous ; mais c’est peut-être la raison pour laquelle il a abdiqué le Trône de Confalume en ma faveur. Je crois que nous nous comprenons, le Pontife et moi, et il est préférable que nous ne poursuivions pas la discussion dans cette voie. Allons, Divvis, il conviendrait que vous m’invitiez à partager une coupe de vin dans votre cabine, puis vous m’accompagnerez à la Perspective Nissimorn pour en boire une autre. Ensuite nous préparerons notre guerre. Qu’en pensez-vous, seigneur Divvis ? Qu’en pensez-vous ?
La pluie recommençait à tomber, effaçant les contours de la carte que Faraataa avait dessinée dans la boue de la berge. Mais cela ne changeait rien pour lui. Toute la journée, il avait dessiné et redessiné la même carte et c’était inutile car tous les détails en étaient gravés dans les coins et les recoins de son cerveau. Ilirivoyne ici, Avendroyne là, et là, la Nouvelle Velalisier. Les rivières et les montagnes. La position des deux armées d’invasion…
La position des deux armées d’invasion…
Faraataa n’avait pas prévu cela. L’entrée de Ceux Qui Ne Changent Pas dans Piurifayne constituait la seule grande faille dans son plan. Lâche et faible comme il l’était, lord Valentin n’aurait jamais rien fait de tel ; non, Valentin aurait plutôt rampé dans la boue devant la Danipiur pour quémander un traité d’amitié. Mais Valentin n’était plus roi – ou, plus exactement, il était devenu l’autre roi, celui qui avait un rang plus élevé mais des pouvoirs plus réduits – comment pouvait-on comprendre quelque chose aux arrangements insensés des ennemis ? – et maintenant il y avait un nouveau Coronal, un jeune homme, lord Hissune, qui semblait être un genre d’homme très différent…
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