Hissune se tourna de nouveau vers la fenêtre, le regard noir. Le corps du garçon était complètement caché par les neuf ou dix oiseaux qui voletaient voracement autour de lui. Ses livres étaient éparpillés alentour de façon pathétique.
— Les Changeformes ! s’exclama-t-il amèrement. Envoyer des monstres faire la guerre à des enfants ! Ah, mais nous le leur ferons payer très cher, Alsimir ! Nous donnerons Faraataa à manger à ses propres oiseaux ! Va maintenant, il y a beaucoup à faire.
Tandis qu’il se hâtait de prendre son petit déjeuner, Hissune reçut régulièrement de nombreux compte-rendus détaillés. L’attaque aérienne avait fait plus d’une centaine de morts et le nombre des victimes s’accroissait rapidement. Au moins deux autres vols d’oiseaux avaient envahi la ville, ce qui faisait maintenant – pour autant que quelqu’un ait pu les compter – au moins quinze cents créatures ailées.
Mais la contre-attaque menée sur les toits donnait déjà des résultats : à cause de leur grande taille, les oiseaux volaient lentement et gauchement, offrant aux archers dont ils ne semblaient pas avoir peur des cibles faciles. Il était par conséquent assez facile de les abattre et leur extermination semblait être surtout une question de temps, même si d’autres devaient arriver de Piurifayne. Presque toutes les rues de la cité avaient été désertées par les habitants, car la nouvelle de l’attaque et l’ordre du Coronal de rester calfeutré chez soi s’étaient maintenant répandus jusqu’aux faubourgs les plus éloignés. Les oiseaux tournoyaient piteusement au-dessus de Ni-moya silencieuse et abandonnée.
Au milieu de la matinée, on apprit que Yarmuz Khitain, le conservateur du Parc des Bêtes Fabuleuses, avait été conduit à la Perspective Nissimorn et procédait actuellement dans la cour à la dissection d’un des oiseaux morts. Hissune l’avait rencontré quelques jours plus tôt, car Ni-moya était infestée de toutes sortes de créatures étranges et destructrices envoyées par les rebelles Métamorphes et le zoologiste avait donné de précieux conseils. Hissune descendit dans la cour et trouva Khitain, un homme d’un certain âge au regard sombre et à la poitrine creuse, accroupi au-dessus des restes d’un oiseau tellement grand qu’Hissune crut d’abord qu’il y en avait plusieurs étendus sur les pavés.
— Avez-vous déjà vu un animal de cette sorte ? demanda Hissune.
Khitain leva les yeux. Il était pâle, tendu, tremblant.
— Jamais, monseigneur. C’est une créature de cauchemar.
— De cauchemar Métamorphe, selon vous ?
— Sans aucun doute, monseigneur. Ce n’est manifestement pas un oiseau naturel.
— Vous voulez dire que c’est une créature synthétique ? Khitain secoua la tête.
— Pas tout à fait, monseigneur. Je pense qu’elles sont produites par manipulation génétique à partir de formes de vie existantes. La forme de base est celle d’un milufta, c’est évident – connaissez-vous cet animal ? C’est le plus gros charognard de Zimroel. Mais ils ont créé un oiseau encore plus gros et en ont fait un rapace, un prédateur, au lieu d’un nécrophage. Vous voyez ces glandes venimeuses à la base des serres – aucun oiseau de Majipoor n’en a, mais il existe en territoire Piurifayne un reptile appelé l’ammazoar qui en est pourvu et ils semblent qu’ils s’en soient inspirés.
— Et les ailes ? dit Hissune. Ils ont copié celles des dragons de mer, n’est-ce pas ?
— Le dessin est identique. En fait, ce ne sont pas vraiment des ailes d’oiseaux, mais plutôt le genre de palmure qui joint parfois les doigts de certains mammifères – les dhiims, par exemple, ou les chauves-souris, ou les dragons de mer. Les dragons de mer sont des mammifères, vous le savez, monseigneur.
— Oui, je sais, dit Hissune d’un ton sec. Mais ils n’utilisent pas leurs ailes pour voler. Quel est le but recherché en mettant des ailes de dragon sur un oiseau ?
— Autant que je puisse en juger, ce n’est pas pour l’aérodynamisme, répondit Khitain en haussant les épaules. Cela sert peut-être seulement à rendre les oiseaux plus terrifiants. Quand on utilise des créatures de ce genre comme instrument de guerre…
— Oui. Oui. Il ne fait donc pour vous aucun doute qu’il s’agit d’une nouvelle arme des Métamorphes.
— C’est incontestable, monseigneur. Comme je l’ai dit, ces oiseaux n’existent pas sur Majipoor, il n’y a jamais rien eu de semblable dans la nature. Une créature aussi énorme et aussi dangereuse n’aurait certainement pas pu rester inconnue pendant quatorze mille ans.
— Cela fait donc un crime de plus à leur actif. Qui aurait pu supposer que les Changeformes étaient d’aussi ingénieux scientifiques, Khitain ?
— Leur race est très ancienne, monseigneur. Ils détiennent peut-être de nombreux secrets de ce genre.
— Espérons qu’ils ne s’apprêtent pas à nous envoyer quelque chose d’encore plus dangereux, dit Hissune en frémissant.
Au début de l’après-midi, l’attaque semblait presque terminée. Des centaines d’oiseaux avaient été abattus – tous les cadavres retrouvés furent entassés sur la grande esplanade devant l’entrée principale du Grand Bazar où ils formèrent un gigantesque monceau puant. Ceux qui avaient survécu, comprenant que Ni-moya ne leur réservait rien d’autre que des flèches, s’étaient envolés en grande partie au nord vers les collines, ne laissant qu’un petit nombre d’entre eux éparpillé dans la ville. Hissune fut consterné d’apprendre que cinq archers étaient morts en défendant Ni-moya, frappés par derrière tandis qu’ils scrutaient le ciel à la recherche des oiseaux. Nous avons payé cher, se dit-il ; mais il savait que c’était nécessaire. La plus grande cité de Majipoor ne pouvait se permettre d’être tenue en otage par un vol d’oiseaux.
Pendant plus d’une heure, Hissune fit le tour de la ville en flotteur pour s’assurer qu’il était prudent de lever l’interdiction de sortir.
Puis il rentra à la Perspective Nissimorn juste à temps pour apprendre par Stimion que les forces commandées par Divvis commençaient à arriver sur les quais de Strand Vista.
Durant les mois qui avaient suivi son couronnement au Temple Intérieur, Hissune avait attendu avec appréhension sa première entrevue en tant que Coronal avec celui auquel il s’était imposé. Il savait que s’il montrait le moindre signe de faiblesse, Divvis y verrait une invitation à l’évincer, une fois cette guerre gagnée, et à monter à sa place sur le trône qu’il convoitait. Bien qu’on n’eût jamais fait allusion devant lui à une telle trahison de la part de Divvis, Hissune n’avait aucune raison de croire à sa bienveillance.
Pourtant, tandis qu’il se préparait à descendre à Strand Vista pour accueillir le prince, Hissune sentit un calme étrange l’envahir. Il était après tout le successeur légitime du Coronal, choisi librement par celui qui était devenu Pontife : que cela lui plût ou non, Divvis devait l’accepter et il l’accepterait.
Quand il arriva au bord du fleuve à Strand Vista, Hissune fut frappé par l’importance de la flotte rassemblée par Divvis. Il semblait avoir réquisitionné tous les vaisseaux naviguant sur le fleuve entre Piliplok et Ni-moya, et le Zimr était couvert de bâtiments à perte de vue, une armada gigantesque qui s’étendait jusqu’à mi-chemin du confluent lointain – une masse colossale d’eau douce – ou la Steiche s’écartait du Zimr en direction du sud.
Le seul bâtiment amarré à une jetée était le vaisseau amiral de Divvis qui attendait à son bord la venue de lord Hissune.
— Dois-je lui dire de descendre à terre pour vous saluer, monseigneur ? demanda Stimion.
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