Que mangeront tous ces soldats sur une planète où l’on meurt de faim ? se demanda Hissune. Nourrir une armée de plusieurs millions d’hommes de racines, de noix et d’herbe ? Il secoua la tête. Nous en mangerons si c’est tout ce qu’il y a. Nous mangerons des pierres et de la boue. Nous mangerons les créatures démoniaques que les rebelles lancent contre nous. Nous mangerons nos propres morts, si c’est nécessaire. Et nous gagnerons. Et nous mettrons un terme à cette folie.
Hissune se leva, s’approcha de la fenêtre et regarda Ni-moya en ruine, plus belle maintenant que le crépuscule descendait pour cacher la majeure partie de ses blessures. Il aperçut son reflet dans la vitre et se salua d’un air moqueur. Bonsoir, monseigneur ! Le Divin soit avec vous, monseigneur ! Lord Hissune : comme cela était étrange. Oui, monseigneur ; non, monseigneur ; je vais le faire immédiatement, monseigneur. Ils lui faisaient le signe de la constellation. Ils reculaient avec respect. Ils se conduisaient tous envers lui comme s’il était vraiment le Coronal. Il s’y habituerait peut-être bientôt. Après tout, cela n’avait pas été une surprise. Pourtant c’était encore irréel pour lui. Peut-être parce que jusqu’à maintenant il avait consacré tout son règne à ce voyage improvisé sur Zimroel. Hissune se dit que cela ne deviendrait réel que lorsqu’il retournerait enfin au Mont du Château – au Château de lord Hissune ! – et que sa vie consisterait à signer des décrets, prendre des rendez-vous et présider d’importantes cérémonies, ce qu’il imaginait être les occupations d’un Coronal en temps de paix. Mais ce jour viendrait-il ? Il haussa les épaules. Question stupide, comme la plupart des questions. Ce jour viendrait quand il viendrait ; en attendant le travail ne manquait pas. Hissune retourna à son bureau et continua pendant une heure à annoter ses cartes.
Alsimir revint au bout d’un moment.
— J’ai parlé avec le maire, monseigneur. Il promet maintenant de nous apporter toute sa coopération. Il attend en bas dans l’espoir que vous l’autoriserez à vous faire part de son désir d’être coopératif.
— Fais-le monter, dit Hissune en souriant.
Quand il atteignit enfin Khyntor, Valentin ordonna à Asenhart de ne pas accoster dans la ville proprement dite, mais de l’autre côté de la rivière dans le faubourg sud de Khyntor, où l’on pouvait voir les merveilles géothermiques, les geysers, les fumerolles et les lacs bouillonnants. Il voulait faire son entrée dans la ville avec calme et mesure pour que le prétendu « Coronal » qui la régissait soit bien prévenu de son arrivée.
Ce ne pouvait pas être une surprise pour le faux Coronal lord Sempeturn. En effet, au cours de son voyage qui l’avait mené de Ni-moya à Khyntor en remontant le Zimr, Valentin n’avait caché ni son identité ni sa destination… Il avait fait de nombreuses haltes dans les villes qui bordaient l’énorme fleuve, rencontrant dans chacune d’elles les édiles ayant survécu et obtenant des promesses de soutien aux armées qui étaient recrutées pour affronter la menace Métamorphe. Et tout le long du fleuve, même dans des villes où il ne s’arrêtait pas, la population venait sur le passage de la flotte impériale en route pour Khyntor, agitant la main et criant : « Valentin Pontife ! Valentin Pontife ! »
Le voyage avait été triste car il était évident, même depuis le fleuve, que ces villes naguère si vivantes et si prospères n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes, avec leurs entrepôts vides aux fenêtres brisées, leurs bazars déserts et leurs avenues de front de mer envahies par les mauvaises herbes. Et partout où il débarquait, il s’apercevait que malgré leurs acclamations et leurs gestes de la main, les gens qui étaient restés dans ces agglomérations avaient totalement perdu l’espoir : les yeux mornes et baissés, les épaules tombantes, le visage empreint de tristesse.
Mais en arrivant à Khyntor, cet endroit fantastique aux geysers tonnants, aux lacs chuintants et gargouillants et aux nuages de vapeur gazeuse vert pâle, Valentin vit autre chose sur les visages de la multitude qui s’était rassemblée sur les quais : un air attentif, curieux, impatient, comme si elle attendait le déroulement d’une sorte d’épreuve sportive.
Valentin savait qu’ils voulaient voir quel genre d’accueil lui réserverait lord Sempeturn.
— Nous serons prêts dans deux minutes, votre majesté, annonça Shanamir. Les flotteurs sont en train de descendre la rampe.
— Pas de flotteurs, répliqua Valentin. Nous entrerons dans Khyntor à pied.
Il entendit l’habituel petit cri horrifié de Sleet et vit son air exaspéré tout aussi familier. Lisamon Hultin avait le visage empourpré de contrariété et Zalzan Kavol fronçait les sourcils. Carabella elle aussi semblait inquiète. Mais nul n’osa protester. Nul n’osait plus protester depuis un certain temps. Non parce qu’il était devenu Pontife, songea-t-il : le passage d’un titre ronflant à un autre était en réalité de peu d’importance. C’était plutôt comme s’ils considéraient qu’il s’enfonçait chaque jour plus profondément dans un univers auquel ils n’avaient pas accès. Il leur devenait incompréhensible et Valentin, quant à lui, ne se préoccupait plus le moins du monde de sa sécurité : il se sentait invulnérable, invincible.
— Quel pont allons-nous prendre, votre majesté ? demanda Deliamber.
Il y en avait quatre en vue : l’un de brique, un autre avec des arches de pierre, un troisième frêle, étincelant et transparent, comme s’il avait été fait de verre, et le dernier, le plus proche, un assemblage arachnéen de câbles oscillants. Le regard de Valentin se porta successivement sur les quatre ponts, puis sur les tours de Khyntor au sommet carré, très loin sur la rive opposée. Il remarqua que l’ouvrage constitué d’arches de pierre semblait s’être effondré au beau milieu. Une tâche supplémentaire pour le Pontife, songea-t-il en se souvenant que le titre qu’il portait signifiait jadis « faiseur de ponts ».
— Je connaissais les noms de ces ponts, mon bon Deliamber, dit-il, mais je les ai oubliés. Pouvez-vous me les rappeler ?
— C’est le pont des Rêves qui est á droite, votre majesté. Le plus proche de nous est le pont du Pontife et à côté c’est le pont de Khyntor qui semble inutilisable. En amont, se trouve le pont du Coronal.
— Eh bien, alors, prenons le pont du Pontife ! dit Valentin.
Zalzan Kavol et quelques-uns des Skandars s’engagèrent les premiers. Derrière eux avançaient Lisamon Hultin, puis Valentin qui marchait sans se presser, Carabella à ses côtés. Deliamber, Sleet et Tisana les suivaient et le reste du petit groupe fermait la marche. La foule qui ne cessait de grossir restait à leur hauteur mais en gardant ses distances.
Au moment où Valentin arrivait au bord du pont, une femme brune et mince vêtue d’une robe orange passé se détacha de la masse des badauds et se précipita vers lui en criant : « Majesté ! Majesté ! » Elle parvint à s’approcher à trois ou quatre mètres de lui avant que Lisamon Hultin ne l’arrête en la saisissant par le bras et en la faisant pivoter sur elle-même comme une vulgaire poupée de chiffon.
— Non… attendez… murmura la femme que Lisamon semblait sur le point de repousser dans la foule. Je ne veux aucun mal au Pontife… J’ai un présent pour lui…
— Lâchez-la, Lisamon, dit calmement Valentin.
Fronçant les sourcils d’un air soupçonneux, Lisamon obtempéra, mais elle demeura tout près du Pontife, prête à agir.
La femme tremblait tellement qu’elle avait de la peine à garder l’équilibre. Ses lèvres frémissaient, mais elle fut incapable de parler pendant quelques instants.
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