« On f’rait bien de m’ouvrir c’te porte ! rugit Miller. Sinon va y avoir un sacré beau trou en plein mitan !
— Qu’esse qui t’prend, Alvin Miller ? brailla sa femme.
— J’flanque les démons dehors ! » Cally avait diligemment ouvert la porte, et Miller refoula son gendre jusqu’au bord de la galerie avant de l’éjecter en vol plané. Le cri outragé d’Armure mourut étouffé dans la neige qui recouvrait le sol, après quoi on ne risquait plus guère d’entendre ses hurlements, vu que Miller avait fermé puis barré la porte.
« Tu t’crois fort, s’indigna Dame Fidelity, d’mettre dehors l’époux de ta propre fille ?
— J’ai fait qu’suivre ce qu’il a dit la volonté du Seigneur », lâcha Miller. Puis il porta le regard sur le pasteur.
« Armure ne parlait pas pour moi, dit Thrower d’une voix suave.
— Si tu portes la main sus un homme d’église, dit Dame Fidelity, tu coucheras dans un lit froid pour le restant d’tes jours.
— Il m’viendrait pas à l’idée de l’toucher, fit Miller. Mais je m’dis qu’si moi, j’mets pas les pieds chez lui, lui devrait pas les mettre chez moi.
— Vous ne croyez peut-être pas au pouvoir de la prière, dit Thrower.
— M’est avis qu’ça dépend de çui qui prie et de çui qu’écoute.
— Quand même, poursuivit Thrower, votre femme a foi dans la religion de Jésus-Christ, au service de laquelle j’ai été nommé et ordonné pasteur. Elle croit, et je crois aussi, qu’en priant au chevet de votre fils, je pourrais efficacement contribuer à son prompt rétablissement.
— Si c’est l’genre de mots qu’vous mettez dans vos prières, dit Miller, ça tient du miracle que l’Seigneur arrive à comprendre de quoi vous causez.
— Même si vous ne croyez pas à l’utilité d’une telle prière, ça ne peut sûrement pas faire de mal, n’est-ce pas ? »
Miller regarda Thrower puis sa femme, et à nouveau Thrower. Le révérend ne doutait pas que, sans la présence de Fidelity, il serait en train de manger de la neige en compagnie d’Armure-de-Dieu. Mais Fidelity était là, et elle avait déjà proféré la menace de Lysistrata. Un homme n’engendre pas quatorze enfants sans que le lit de sa femme n’offre aucun attrait à ses yeux.
Miller céda. « Allez-y donc, fit-il. Mais embêtez pas le p’tit trop longtemps. »
Thrower hocha la tête avec obligeance. « Pas plus de quelques heures, dit-il.
— Quelques minutes ! » Mais l’autre se dirigeait déjà vers la porte près de l’escalier, et Miller ne fit aucun mouvement pour l’arrêter. Qu’il passe donc des heures avec le gamin, si ça lui chantait !
Le pasteur referma la porte derrière lui. Ça n’était pas digne, de laisser des païens se mêler de cette affaire.
« Alvin », dit-il.
Le jeune garçon était allongé sous une couverture et la sueur lui perlait au front. Il avait les yeux fermés. Mais au bout d’un instant, il entrouvrit la bouche. « Révérend Thrower, chuchota-t-il.
— Lui-même. Alvin, je suis venu prier pour toi, afin que le Seigneur chasse de ton corps le démon qui te rend malade. »
Une nouvelle pause, comme s’il fallait un certain temps aux paroles de Thrower pour atteindre Alvin et un autre, aussi long, avant que ne revienne la réponse. « C’est pas un démon, dit-il.
— On ne peut pas demander à un enfant d’être versé dans le domaine de la religion. Mais je dois te dire que seuls guérissent ceux qui ont foi dans la guérison. » Il consacra ensuite plusieurs minutes à raconter l’histoire de la fille du centurion puis celle de la femme qui perdait son sang et qui avait touché la robe de Jésus. « Tu te souviens des paroles du Christ : “Ta foi t’a sauvée.” C’est ainsi, Alvin Miller, la foi doit être forte pour que le Seigneur puisse te sauver. »
Le garçon ne répondit pas. Comme Thrower avait mis en jeu toute sa grande éloquence pour lui retracer les deux histoires, il se sentit légèrement vexé que le gamin ait pu s’endormir. Il avança un doigt effilé et donna un coup sur l’épaule d’Alvin.
L’enfant tressaillit pour se dérober. « J’ai entendu », marmonna-t-il.
Sa mine renfrognée n’était pas bon signe, alors qu’il venait de recevoir la lumière de la parole divine. « Eh bien ? demanda Thrower. Tu crois ?
— Dans quoi ? murmura le gamin.
— Dans l’Évangile ! Dans le Dieu qui te sauvera, si seulement tu attendris ton cœur !
— J’crois, chuchota-t-il. Dans Dieu. »
Ce qui aurait dû suffire. Mais Thrower connaissait trop l’histoire de la religion pour ne pas insister davantage. Ce n’était pas assez de proclamer sa foi dans une déité. Il en existait tellement, et toutes sauf une étaient fausses. « Dans quel Dieu tu crois, Al junior ?
— Dieu, dit le garçon.
— Même le Maure païen prie tourné vers la pierre noire de la Mecque et il l’appelle Dieu ! Crois-tu dans le vrai Dieu, et crois-tu en lui correctement ? Non, je comprends, tu es trop faible et trop fiévreux pour expliquer ta foi. Je vais t’aider, jeune Alvin. Je vais te poser des questions et tu me diras si, oui ou non, tu crois. »
Alvin ne bougeait pas, il attendait.
« Alvin Miller, crois-tu en un Dieu indivisible, sans corps ni passions ? Le grand Créateur non créé, dont le centre est partout mais la circonférence nulle part ? »
L’enfant parut y réfléchir un instant avant de répondre : « J’trouve que ç’a aucun sens.
— Ça n’est pas supposé avoir du sens pour un esprit charnel, dit Thrower. Je te demande seulement si tu crois dans Celui qui siège au sommet d’un Trône sans sommet ; l’Être qui existe par Lui-même, si grand qu’il emplit l’univers mais si pénétrant qu’il vit dans ton cœur.
— Comment il peut s’asseoir au sommet de quelque chose qu’a pas d’sommet ? Comment quelque chose d’aussi grand peut tenir dans mon cœur ? »
Manifestement trop ignorant et trop fruste pour saisir la subtilité d’un paradoxe théologique ! Mais ce n’était pas uniquement une vie, voire une âme, qui se jouaient ici – c’étaient toutes les âmes qu’aux dires du Visiteur cet enfant mènerait à leur perte si personne ne le convertissait à la vraie foi. « C’est la beauté de la chose, reprit Thrower en laissant l’émotion gagner sa voix. Dieu est au-delà de toute compréhension ; pourtant, dans Son amour infini. Il condescend à nous sauver, malgré notre ignorance et notre bêtise.
— C’est pas une passion, l’amour ? demanda le garçon.
— Si l’idée de Dieu t’embrouille un peu, dit Thrower, alors laisse-moi te poser une autre question, peut-être plus appropriée : crois-tu dans le gouffre sans fond de l’enfer, où les méchants se tordent dans les flammes sans pourtant jamais brûler ? Crois-tu dans Satan, l’ennemi de Dieu, qui veut te voler ton âme et te retenir captif dans son royaume, afin de te tourmenter pour l’éternité ? »
L’enfant parut dresser l’oreille ; il tourna la tête vers Thrower mais garda les yeux fermés. « J’pourrais croire dans quelque chose comme ça », dit-il.
Ah, oui, pensa Thrower. Le gamin a bel et bien eu affaire au Diable.
« Tu l’as vu, mon enfant ?
— Il ressemble à quoi, vot’ diable ? souffla le garçon.
— Ce n’est pas mon diable, dit Thrower. Et si tu avais bien écouté au culte, tu le saurais, parce que je l’ai souvent décrit. En guise de cheveux, le Diable a des cornes de taureau. En guise de mains, le Diable a des pattes d’ours. Il a les sabots d’un bouc, et sa voix ressemble au rugissement d’un lion dévorant. »
À la stupéfaction de Thrower, le gamin sourit, puis un rire agita silencieusement sa poitrine. « Et vous nous traitez, nous aut’, de superstitieux ! »
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