— J’sais comment guérir les genses. Mais j’sais pas comment battre le Dé… le Défaiseur. J’sais même pas c’que c’est.
— Tant que tu es seul capable de le voir, en tout cas, tu es le seul qui ait une chance de le battre.
— Si tu l’dis. »
Un autre long silence. Mot-pour-mot savait qu’il était temps de partir.
« Attends.
— Faut que je m’en aille, maintenant. »
Alvin le retint par la manche.
« Pas tout d’suite.
— Bientôt.
— Au moins… au moins, laisse-moi lire c’que les autres, ils ont écrit. »
Mot-pour-mot mit la main dans son sac et en sortit la poche renfermant le livre. « Je ne te promets pas d’expliquer ce qu’ils ont voulu dire », s’excusa-t-il en faisant glisser le livre hors de son enveloppe étanche.
Alvin trouva rapidement les derniers écrits, les plus récents.
De la main de sa mère : Vigor, il repouce un tron et il meure pas avau la naiçance du bébé.
De la main de David : Une meul se kace en deux pis elle se rekol sans une failure.
De la main de Cally : Un sétiaime fisse.
Alvin releva les yeux. « C’est pas d’moi qu’il parle, tu sais.
— Je sais », fit Mot-pour-mot.
Alvin revint au livre. De la main de son père : Il tue pas un enfan parse qu’un étrangé arrive à ce moman-là.
« De quoi il parle, p’pa ? » demanda Alvin.
Mot-pour-mot lui retira le livre des mains et le referma. « Trouve un moyen de guérir ta jambe, dit-il. Tu es loin d’être le seul à désirer qu’elle soit forte. Ce n’est pas pour toi-même, tu te rappelles ? »
Il se pencha et l’embrassa sur le front. Alvin tendit les bras et l’étreignit, s’accrochant à lui, si bien que Mot-pour-mot ne pouvait pas se redresser sans le soulever hors du lit. Au bout d’un moment, il leva les mains pour lui décrocher les bras. Sa joue était humide des larmes d’Alvin. Il ne les essuya pas. Il laissa la brise les sécher tandis qu’il cheminait le long du sentier aride et glacé, que bordaient à gauche et à droite des champs recouverts de neige à demi fondue.
Il s’arrêta un instant sur le second pont couvert. Le temps de se demander s’il reviendrait jamais par ici, ou s’il reverrait les Miller. Ou finirait par recueillir la phrase d’Alvin junior dans son livre. S’il était un prophète, il le saurait. Mais il n’en avait pas la moindre idée.
Il se remit en marche vers l’aube.
Le Visiteur s’assit confortablement sur l’autel et s’appuya négligemment sur le bras gauche, donnant à son corps une inclinaison désinvolte. Thrower avait déjà vu la même pose familière chez un dandy de Camelot, un débauché qui méprisait à l’évidence tout ce que prêchaient les églises puritaines d’Angleterre et d’Écosse. Le spectacle du Visiteur dans une attitude aussi irrévérencieuse mettait le révérend mal à l’aise.
« Pourquoi ? demanda l’apparition. Ce n’est pas parce que tu ne connais qu’une seule façon de contenir les élans de ton corps, assis bien droit sur ta chaise, genoux serrés, les mains jointes délicatement posées sur les cuisses, que je suis obligé de t’imiter. »
Thrower était embarrassé. « Ce n’est pas juste de me condamner pour mes pensées.
— Si fait, quand tes pensées me condamnent pour mon attitude. Prends garde à l’orgueil, mon ami. Ne te crois pas si vertueux que tu puisses juger les actes des anges. »
C’était la première fois que le Visiteur se qualifiait lui-même d’ange.
« Je ne me suis qualifié de rien. Tu dois apprendre à maîtriser tes pensées, Thrower. Tu sautes beaucoup trop vite aux conclusions.
— Pourquoi venez-vous me voir ?
— C’est à propos de celui qui a fabriqué cet autel », dit le Visiteur. Il tapota l’une des croix qu’Alvin junior avait gravées dans le bois.
« J’ai fait de mon mieux, mais ce garçon est réfractaire à tout enseignement. Il doute de tout et conteste comme si chaque dogme devait répondre aux mêmes critères de logique et de cohérence qui ont cours dans le monde de la science.
— En d’autres termes, il demande que tes doctrines se tiennent.
— Il refuse l’idée que certaines choses demeurent des mystères, uniquement accessibles à l’esprit de Dieu. L’ambiguïté le rend impertinent et le paradoxe déclenche une rébellion ouverte.
— Un gamin insupportable.
— Le pire que j’aie jamais vu », dit Thrower.
Les yeux du Visiteur lancèrent des éclairs. Thrower sentit comme un coup de poignard au cœur.
« J’ai essayé, plaida-t-il. J’ai essayé de le décider à servir le Seigneur. Mais l’influence de son père…
— Tel est faible qui attribue ses fautes à la force des autres, dit le Visiteur.
— Je n’ai pas encore échoué ! Vous m’avez dit que j’avais jusqu’aux quatorze ans du garçon…
— Non. Je t’ai dit que moi, j’avais jusqu’à ses quatorze ans. Toi, tu ne disposes que du temps qu’il reste dans la région.
— Je n’ai pas entendu dire que les Miller allaient déménager. Ils viennent juste d’installer leur meule, ils vont commencer à moudre le grain au printemps, ils ne partiraient pas sans…»
Le Visiteur se leva de l’autel. « Laisse-moi te soumettre un cas de figure, révérend Thrower. Parfaitement hypothétique. Supposons que tu te trouves dans la même pièce que le pire ennemi de tout ce que je représente. Supposons cet ennemi malade, couché sans forces dans son lit. S’il se rétablit, il va s’éloigner hors de ta portée et donc continuer d’anéantir tout ce que toi et moi aimons dans ce monde. Mais s’il meurt, notre grande cause sera sauvée. Maintenant, suppose que quelqu’un te mette un bistouri dans la main et t’implore de pratiquer une opération délicate sur le garçon. Et suppose que si jamais ta main glisse, de presque rien, le bistouri risque de trancher une artère vitale. Suppose encore que si tu temporises, tout simplement, il va se vider si rapidement de son sang qu’il mourra en un clin d’œil. Dans un tel cas, révérend Thrower, où serait ton devoir ? »
Thrower était consterné. Toute sa vie, il s’était préparé à enseigner, convaincre, exhorter, expliquer. Jamais à commettre de ses mains un acte sanglant comme celui que suggérait le Visiteur. « Je ne suis pas fait pour ce genre de choses, dit-il.
— Es-tu fait pour le royaume de Dieu ? demanda le Visiteur.
— Mais le Seigneur a dit : “Tu ne tueras point.”
— Oh ? Est-ce là ce qu’il a dit à Josué quand il l’a envoyé vers la Terre promise ? Est-ce là ce qu’il a dit à Saül quand il l’a lancé contre les Amalécites ? »
Thrower évoqua ces sombres épisodes de l’Ancien Testament et trembla de peur à l’idée de prendre part personnellement à une entreprise similaire.
Mais le Visiteur ne désarmait pas. « Le grand prêtre Samuel a commandé au roi Saül de tuer tous les Amalécites, hommes, femmes, enfants. Or Saül ne se sentait pas d’humeur à le faire. Il a sauvé le roi des Amalécites et l’a ramené vivant. Pour ce crime de désobéissance, qu’a décidé le Seigneur ?
— L’a choisi David pour être roi à sa place », murmura Thrower.
Le Visiteur se tenait tout contre Thrower, le feu de son regard le blessait. « Et Samuel, le grand prêtre, le gentil serviteur de Dieu, qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a demandé qu’on amène Agag, le roi des Amalécites devant lui. »
Le Visiteur insistait toujours. « Et Samuel, qu’a-t-il fait ?
— Il l’a tué, chuchota Thrower.
— Que disent précisément les Écritures ? » rugit le Visiteur. Les murs du temple tremblèrent, les vitres des fenêtres trépidèrent.
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