— J’ai bien dû grignoter deux pains, durant que j’faisais les cent pas en m’demandant si t’allais ou non rentrer.
— C’est pas bon pour un homme, de prendre du ventre.
— Eh ben, j’en ai un, de ventre, et il réclame à manger comme c’ti-là de n’importe qui.
— Maman m’a donné un fromage pour que je l’ramène à la maison. » Elle le déposa sur la table.
Armure était en proie au doute. Il se disait que Fidelity réussissait de si bons fromages parce qu’elle faisait quelque chose au lait. En même temps, on n’en trouvait pas de meilleurs sur tout le cours de la Wobbish, pas plus qu’en remontant la Tippy-Canoe.
Ça le mettait mal à l’aise, quand il se surprenait à pactiser avec la sorcellerie. Et cette sensation de malaise ne le disposait pas à laisser passer quoi que ce soit, même sachant qu’Ally ne tenait visiblement pas à en parler.
« Pourquoi tu crois pas qu’sa jambe va pourrir ?
— C’est qu’elle va tellement vite à s’remettre, dit-elle.
— Comment ça, vite ?
— Oh, elle est drôlement près d’guérir.
— Comment ça, près ? »
Elle fit volte-face, leva les yeux au ciel puis se détourna de lui. Elle se mit à couper une pomme pour manger avec le fromage.
« Comment ça : près, j’ai dit, Ally ? Comment ça : près d’guérir ?
— Guérie.
— Une meule lui arrache tout l’devant d’la jambe, et au bout de deux jours c’est guéri ?
— Deux jours seulement ? fit-elle. Ça m’a paru une semaine.
— D’après l’calendrier, ça fait deux jours, dit Armure. C’qui veut dire qu’y a eu d’la sorcellerie là-haut.
— Si j’en crois les Évangiles, on peut guérir les genses sans faire d’la sorcellerie.
— Oui donc ? Me dis pas qu’ton père ou ta mère s’est tout d’un coup découvert un pouvoir aussi puissant ! Esse qu’ils ont invoqué un démon ? »
Elle se retourna, le couteau en main, encore prêt à couper. Un éclair passa dans ses yeux. « P’pa est p’t-être pas un bon pratiquant, mais l’Diable il a jamais mis l’pied chez nous. »
Ce n’était pas l’avis de Thrower, mais Armure se garda bien d’introduire le révérend dans la conversation. « C’est c’mendiant, alors.
— Il travaille pour le gîte et le couvert. Aussi dur que les aut’.
— On dit qu’il a connu l’vieux sorcier Ben Franklin. Et cet athée d’Appalachie, Tom Jefferson.
— Il raconte de bonnes histoires. Et c’est pas lui non plus qu’a guéri le p’tit.
— Quand même, quelqu’un l’a fait.
— P’t-être qu’il s’est guéri tout seul. N’importe comment, la jambe est toujours cassée. Alors, c’est pas un miracle ou je n’sais quoi. Il guérit vite, c’est tout.
— Eh ben, p’t-être qu’il guérit vite parce que l’Diable prend soin d’ses créatures. »
Au regard qu’elle lui jeta en tournant la tête. Armure regretta ses paroles. Mais sacordjé, c’est tout juste si le révérend Thrower n’avait pas dit que le gamin était l’égal de la Bête de l’Apocalypse.
Bête ou enfant, il restait le frère d’Ally, et même si la plupart du temps elle gardait son calme comme pas une, quand elle se fichait en rogne, elle devenait une vraie terreur.
« Retire ça, dit-elle.
— Allons, j’ai jamais rien entendu d’aussi bête. Comment j’peux retirer c’que j’ai dit ?
— En disant à présent qu’tu connais que c’est pas vrai.
— J’connais pas si c’est vrai ni l’contraire. J’ai dit : peut-être ; et si on a pas l’droit de dire des peut-être devant sa femme, alors autant être mort.
— Là, j’crois que t’as raison, fit-elle. Et si tu retires pas ça, tu vas regretter de pas l’être, mort ! » Et elle s’avança, armée de deux gros morceaux de pomme, un dans chaque main.
De fait, quand elle venait vers lui de cette façon-là, même très en colère, et qu’il la laissait le pourchasser autour de la maison pendant un moment, elle finissait en général par éclater de rire. Mais pas cette fois-ci. Elle lui écrabouilla un bout de pomme dans les cheveux et lui jeta l’autre, puis alla s’asseoir dans la chambre au premier pour pleurer toutes les larmes de son corps.
Ce n’était pas son genre, de pleurer, et Armure se dit que la situation lui avait échappé.
« Je l’retire, Ally, dit-il. C’est un bon garçon, je l’sais.
— Oh, je m’en fiche de c’que tu penses. Tu sais pas d’quoi tu causes, d’ailleurs. »
Il n’existait pas beaucoup de maris à tolérer pareil langage de la part d’une épouse sans lui retourner une calotte. Armure souhaitait parfois qu’Ally reconnaisse sa chance d’avoir un mari chrétien. « J’sais tout d’même deux ou trois choses.
— Ils vont l’faire partir, dit-elle. Dès l’printemps, ils vont l’envoyer en apprentissage. C’est pas que ça l’enchante, j’te l’garantis, mais il discute pas, il bouge pas de son lit, il cause bien tranquillement. Seulement, quand il nous regarde, l’restant d’la famille et moi, on a l’impression qu’il arrête pas d’nous dire au revoir.
— Pourquoi donc, ils le font partir ?
— J’te l’ai dit, ils l’envoyent en apprentissage.
— D’la façon qu’ils le dorlotent, j’les voyais mal se séparer d’ce drôle.
— Ils parlent pas non plus de l’envoyer tout près. Là-bas dans l’Est, à l’aut’ bout du territoire de l’Hio, à côté de Fort Dekane. Rends-toi compte, c’est à moitié chemin de l’océan.
— Tu sais, ç’a rien d’étonnant, quand on y pense.
— Ah bon ?
— Avec les Rouges qui commencent à faire du foin, ils préfèrent l’expédier au loin. Les autres, ils peuvent rester dans l’coin et se r’cevoir une flèche dans la goule, mais pas Alvin junior. »
Elle posa sur lui un regard de souverain mépris. « Des fois, t’es tellement méfiant que ça m’donne envie de dégobiller, Armure-de-Dieu.
— C’est pas d’la méfiance que de dire la vérité.
— Tu r’connais la vérité d’un rutabaga.
— Tu vas m’nettoyer c’te pomme de mes cheveux, ou faut-y que j’te force à la licher ?
— M’est avis qu’il va bien m’falloir faire quelque chose, sinon tu vas t’essuyer sur les draps. »
* * *
Mot-pour-mot partait tellement chargé qu’il avait l’impression d’être un voleur. Deux paires de grosses chaussettes. Une couverture neuve. Une cape en peau d’élan. De la charqui et du fromage. Une bonne pierre à aiguiser.
Outre ce qu’on lui avait donné sans même le savoir. Un corps reposé, allégé de ses douleurs et de ses contusions. Une démarche alerte. Des visages nouveaux et avenants à garder en mémoire. Et des histoires. Des histoires notées dans les pages fermées de son livre, celles qu’il consignait de sa main. Et des histoires vraies, laborieusement griffonnées par les autres.
Mais il leur avait bien rendu service en contrepartie, du moins il avait essayé. Des toits remis en état pour l’hiver et différents travaux çà et là. Plus important, ils avaient vu un livre où Ben Franklin avait écrit de sa main, qui contenait des phrases de Tom Jefferson, Ben Arnold, Pat Henry, John Adams, Alex Hamilton et même d’Aaron Burr (avant le duel) et de Daniel Boone (après le duel). Avant l’arrivée de Mot-pour-mot, les Miller appartenaient à leur famille, comme ils appartenaient à la région de la Wobbish, et c’était tout. Maintenant, ils faisaient partie d’une histoire beaucoup plus vaste. La guerre d’indépendance d’Appalachie. Le Contrat Américain. Ils voyaient leur propre migration à travers les terres sauvages comme un fil parmi beaucoup d’autres, et ils sentaient la solidité de la tapisserie tissée de tous ces fils. Non pas une tapisserie, en réalité. Un tapis, plutôt. Un bon tapis, épais et résistant, que des générations d’Américains fouleraient après eux. Il y avait là matière à un poème ; il y travaillerait un de ces jours.
Читать дальше