— Attendons que leur première ligne atteigne notre camp d’hier.
Armés d’épées ou de haches, les elfes aussi brûlaient d’en découdre.
— Patience..., ajouta Kerian.
Le premier draconien s’arrêta dans le camp désert. Ses congénères cherchèrent leurs proies.
Stanach se leva et rangea la pierre à aiguiser dans son ceinturon. Tous les archers avaient l’œil sur Kerian... Elle leva le poing et donna le signal.
La volée de flèches retomba en sifflant sur les cibles. Quatre draconiens s’écroulèrent. Le tir suivant fit deux autres victimes – l’un des monstres trébucha sur le cadavre de son camarade et se décomposa en hurlant.
La troisième volée acheva les blessés.
À la vue des dépouilles en liquéfaction des draconiens, les chevaliers s’arrêtèrent – certains un peu trop tard pour éviter une flaque d’acide – et avisèrent enfin les elfes.
— En avant ! cria Thagol.
Le Chevalier du Crâne poussa ses hommes à avancer coûte que coûte. Ils durent contourner les draconiens morts, puis gravir la colline par les côtés.
Le cœur battant, épée au poing, Kerian hurla :
— À l’attaque !
À la surprise générale, des chevaliers chancelèrent puis s’effondrèrent.
— Regarde ! s’écria Jeratt. (Il désignait des silhouettes familières.) Par tous les dieux... souffla-t-il. Lui !
— Dar ! jubila Kerian en reconnaissant la tactique – une charge éclair suivie d’une retraite aussi rapide.
Cette façon de faire permettait d’abattre un chevalier à coups de massue ici, d’en éventrer un autre là... Les nouveaux venus jaillissaient de l’ombre et semaient la mort avant de s’éclipser en silence à l’image de fantômes, ou en braillant à tue-tête telles des furies.
— Regardez ! s’écria Stanach, alors que les chevaliers se retournaient. Les voilà menés à la baguette, comme du bétail !
C’était effectivement le cas. Leurs rangs s’éclaircissant de façon dramatique, les humains tentèrent une percée parmi les renforts kagonestis pour rejoindre leur chef.
En peu de temps, les chevaliers survivants furent rassemblés au pied de la colline défendue par Kerian. Beaucoup n’avaient plus d’armes.
— Qu’atttendons-nous, bon sang ? grogna Jeratt.
La Lionne lui fit un sourire radieux.
Le demi-elfe ordonna la charge. De leur côté, les archers se préparaient à un nouveau tir.
Les chevaliers entendirent enfin Thagol leur ordonner de se scinder en trois forces. Tandis que les deux premières s’enfonçaient dans la forêt, la troisième, formée de draconiens et d’humains, tenta de gravir la colline.
Craignant que les guerriers de Dar ne soient débordés, Kerian leur envoya des renforts.
Transfiguré par l’ivresse des combats, Jeratt dévala la colline pour se jeter dans la mêlée...
... Et il fut fauché en pleine course.
Avec la même expression hébétée qu’Ander, les mains crispées sur la poitrine, le demi-elfe s’effondra.
Son sang gicla entre ses doigts et autour de la dague qui venait de le foudroyer.
— Non ! hurla Kerian.
— Pour Jeratt ! cria un guerrier.
Pour Ander ! Pour Felan !
Pour le Qualinesti !
Ils chargèrent. Les deux flancs composés de chevaliers et de draconiens se retournèrent pour leur faire face.
Du haut de la colline, commandant les archers, Kerian vit les guerriers tomber devant l’ennemi, comme du blé sous la faux...
Furieuse, elle se tourna vers les archers. Tous étaient si pâles qu’ils en paraissaient exsangues.
Stanach semblait pétrifié par la brutalité insensée des combats...
— Là, par Réorx ! cria soudain le nain.
La forêt tremblait. Une obscurité insolite apparaissait et disparaissait constamment, comme si les bois avaient des yeux... L’ombre et la lumière s’entremêlaient, non pour tacheter le sol, mais pour se ruer l’une sur l’autre, tels des tourbillons dotés de vie impatients de s’étreindre...
Des hurlements de terreur humains et elfiques éclatèrent. Ceux des draconiens leur firent écho.
Le sol se souleva, et les arbres dansèrent, arrachant leurs racines du limon. La terre s’ouvrit pour engloutir des combattants.
Pas une victime n’était un elfe.
Kerian voulut rappeler ses guerriers, mais se ravisa.
Une bête énorme jaillit d’une gangue de glaise, avec des bras de la grosseur de troncs et des jambes-rochers. Stanach pria. Kerian eut l’impression de tomber dans un cauchemar... Elle avait vu ce spectacle dans les feux de l’Ancienne !
À l’écoute d’une magie disparue, elle avait entendu les pensées des Elémentals et rêvé de cette bête à la lumière du feu... Aujourd’hui, la créature difforme aux yeux de braise se dressait devant eux, à ciel ouvert.
Une entité composée d’air et de terre.
Une voix surnaturelle gronda.
Les premiers à tomber furent les draconiens, nés de la magie noire et des œufs des bons dragons.
Ils moururent piétinés sous des pieds massifs.
Leur poison acide se vaporisa et disparut.
Au-dessus de la forêt, l’air même devint aussi destructeur que les flammes... Certains chevaliers moururent de terreur. D’autres, en fuyant, furent transpercés par les épées de leurs ennemis ou celles de leurs camarades rendus fous.
L’un d’eux frappait ses hommes du plat de la lame en jurant... Le Chevalier du Crâne.
Épée au poing, Kerian dévala la colline. Eamutt Thagol se tourna vers elle en rugissant... Dans son esprit, l’elfe l’entendit hurler comme un loup...
Elle allait abattre son arme quand une main invisible lui immobilisa le poignet. Elle ne put détacher son regard de celui du chevalier.
La terre se cabrant autour d’elle, Kerian resta comme pétrifiée.
Un grondement d’orage...
L’éclair de l’acier ennemi...
L’elfe eut l’impression que des doigts à la froideur surnaturelle venaient de se refermer sur son cœur...
Le Chevalier du Crâne voulait goûter la mort de Kerian.
Aveuglé par l’éclat de sa lame et assourdie par sa voix psychique, la Lionne hurla. Et perdit l’équilibre. La voyant à terre, Thagol se jeta sur elle. Kerian se débattit, mais la lourde cotte de mailles lui rentrait dans les chairs. L’haleine du chevalier était glacée...
Désarmée, Kerian réussit à le mordre à la joue, lui arrachant un lambeau de chair.
Thagol s’écartant, elle lui flanqua un coup de genou à l’entrejambe.
Hurlant de douleur, il s’effondra sur elle au moment où elle refermait la main sur la poignée de son épée...
La forêt entière retint son souffle.
Kerian abattit sa lame sur la nuque de Thagol, lui coupant la tête.
Mais il continua de hurler dans son crâne...
Un silence irréel enveloppa les bois.
Dans la forêt au sol gorgé de sang, Kerian retrouva son frère, au nom duquel elle était partie de Qualinost. Un coup de hache à la poitrine l’avait abattu.
— Dar..., murmura-t-elle.
Elle caressa la joue d’Iydahar, encore humide de sueur et suivit les contours de son visage...
Agenouillée près de lui, Ayensha ne pleurait pas.
— Thagol est mort ? demanda-t-elle.
— Oui.
Ayensha se pencha pour poser sa joue sur le torse de son époux.
— Il ne voulait pas venir. Je l’y ai forcé. L’Ancienne l’a supplié.
Kerian releva la tête.
— L’Ancienne...
— Tu l’as vue à l’œuvre.
— Son...
— Sa magie. Sa fureur.
L’Ancienne commandait aux Elémentals.
— Dar est venu en son nom, et parce que j’avais épousé ta cause... Tu as tué mon violeur, me sauvant d’un sort atroce... Puis tu as tout fait pour bouter les chevaliers hors du royaume. J’ai dit à Iydahar que nous te devions au moins ça.
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