Au camp des rebelles, où tous s’étaient réunis, Kerian reconnut beaucoup de braves...
Certains avaient préféré partir : Rhyl, qui n’était pas fiable, Ayensha – Jeratt avait dit qu’ils en reparleraient plus tard – et l’Ancienne.
Si certains furent ravis de revoir leur chef, d’autres lui en voulaient toujours de son départ soudain. Bueren Rose fit bon accueil à Kerian, mais parmi les nouveaux venus, six furent soupçonneux – les chefs d’autres bandes de voleurs et de bandits que Jeratt avait rassemblés. Ils avaient entendu parler d’elle, mais sans plus... Aucun d’eux n’avait combattu aux côtés de Kerian, ni abattu un chevalier sur le point de la tuer...
Or, c’était cela qui comptait.
Parmi tous ces elfes endurcis et belliqueux, Jeratt et Stanach étaient plutôt mal à l’aise.
Du coin de l’œil, Kerian vit le nain l’observer, ses yeux noirs pailletés de bleu rivés sur elle. Il était venu pour parler au roi, et il comptait remplir sa mission, puis retourner auprès de son chef, cet oncle assailli de doutes qui occupait le trône des Hylars...
Elle devina combien Stanach se sentait loin de chez lui...
Kerian lâcha un rire rauque. Puis elle apostropha une inconnue aux cheveux châtains, qui se tenait à l’écart.
— Toi ! Je ne te connais pas. Qui es-tu ?
Le front bas, la guerrière fit mine d’empoigner son épée, avant de se raviser.
— Vol de la Plume. Je ne te connais pas non plus.
— Aucune importance. Ici, dans mon refuge, avec Éclair... (elle jeta un coup d’œil au nain)... ou Tonnerre pour témoin, je te le demande : es-tu prête à épouser ma cause ?
— Eh bien, je ne sais pas....
— Tu ignores quelle est ma cause ? Tu mens, en tout cas, si tu as combattu avec Jeratt ! La cause de notre souverain injustement décrié est celle de Porthios, que nous honorons tous.
Vol de la Plume grimaça.
— Oui, j’ai combattu avec Jeratt. Mais si je décidais de partir, maintenant ?
— Jure de partir en paix et je te laisserai faire.
Vol de la Plume ne s’y attendait pas. Elle eut soudain tout d’une biche le nez au vent, essayant d’analyser une odeur complexe.
— Tu me laisserais partir ! Je vais et je viens à ma guise !
Kerian haussa les épaules.
— Nos amis doivent être dignes de confiance. Si j’avais des doutes à ton sujet, Vol de la Plume, tu serais déjà morte.
— Je représente six bandes de guerriers, rappela l’elfe.
Comprenant qu’elle s’était bien adressée à la porte-parole des nouveaux venus, Kerian réprima un sourire de satisfaction.
— Nous sommes originaires des montagnes de l’Ouest, continua Vol de la Plume. Là-bas aussi, les têtes poussent au bout de piques, tels des fruits maléfiques. Certains d’entre nous connaissaient le prince Porthios, qu’un dragon brûla vif... (Elle se redressa.) J’étais venue avec lui du Silvanesti. Ensemble, nous avions débarrassé les Terres de Silvan des dragons verts. Je ne connais pas son neveu, dont je n’ai jamais entendu dire du bien... Contrairement à toi, Kerianseray.
« Au nom des morts, aujourd’hui, je me joins à toi.
Ses compagnons hochèrent la tête.
Bueren flanqua une claque sur l’épaule de Kerian, et Jeratt sourit. Seul Stanach restait tendu.
L’elfe sauvage lui décocha un clin d’œil.
— Jeratt, notre ami a l’air affamé, et je le suis aussi. Quelqu’un est-il parti chasser, ou avons-nous de la soupe de cailloux au menu ?
Les elfes montaient la garde sur la crête des collines. Dorénavant, plus personne ne comptait sur la magie. L’Ancienne avait emporté ses derniers vestiges avec elle.
Comment conduire Stanach devant Gil, pour qu’il se forge une opinion ?
Kerian y réfléchirait un autre jour... Elle observa Jeratt, qui semblait pensif.
— Tu sais, dit-il, même si tu planifies tes attaques à la perfection, Thagol te retrouvera dès que tu recommenceras à tuer. Il te suit à la trace comme un chien.
Kerian le savait. Distraitement, elle se frotta l’arête du nez. La douleur était revenue. Sa source ? La fatigue.
— Avant de nous séparer, continua Jeratt, nous étions plusieurs bandes à porter des coups à l’ennemi. Le Chevalier du Crâne n’y pouvait rien. (Il secoua tristement la tête.) Alors, en représailles, il a lancé cette campagne de terreur... Du coup, bien sûr, plus personne ne veut nous nourrir ou nous donner des informations. Tout est fichu.
Distraite, Kerian hocha la tête.
Ses bandes de hors-la-loi allaient lancer leur propre campagne. À l’aube, elles se déploieraient dans la forêt, et formeraient un nœud coulant autour de la capitale. Elles attaqueraient au hasard, sans concertations préalables.
Peu importaient les convois, désormais !
Les résistants abattraient les ponts, bloqueraient les routes et dévieraient les cours d’eau.
— Nous attaquerons les hommes qu’il enverra pour reconstruire les ponts et dégager les routes, et nous tuerons les chevaliers chargés de les protéger.
« Nous ne laisserons aucun répit à ce salaud !
Ils frapperaient vite et fort, sans pitié. Et peu à peu, ils attireraient les sbires de Thagol au cœur des bois.
— Jeratt, dit-elle, se caressant toujours l’arête du nez, je ne participerai à aucun raid. Quand je tirerai de nouveau mon épée, ce sera pour tuer Eamutt Thagol. Et si je me joins à une attaque, ce sera pour décapiter le Bourreau !
Kerian marqua une pause.
— Où est mon frère ?
— Je ne sais pas, répondit Jeratt, surpris.
— Allons ! Il n’est jamais loin d’Ayensha. Alors... Où a-t-il pu aller ?
Elle regarda son ami réfléchir, en proie à un cas de conscience. En son absence, il lui était resté loyal. Mieux, il avait préparé ce qui deviendrait – si tout se passait bien – la terreur des chevaliers de Thagol... Pourtant, l’allégeance du demi-elfe allait encore naturellement à Iydahar...
... Iydahar qui se méfiait de sa sœur et détestait le roi.
— Qu’est-il pour toi, Jeratt ? demanda-t-elle.
— Dar ? Mon ami.
— Vraiment ? Il représente plus que ça à tes yeux. J’ai vu comment vous vous comportiez tous avec lui. On dirait une sorte de... prêtre ou de chamane. Je me trompe ?
Le demi-elfe tisonna le feu. Kerian jeta un coup d’œil aux sentinelles, postées sur les collines environnantes.
— Non, Kerian. Il est... était ... le bras droit du prince Porthios. À sa mort, quand sa tribu préféra repartir dans la forêt, ton frère resta. Te rappelles-tu l’hiver atroce qui suivit ? De la fenêtre de ta tour, à Qualinost, la neige te semblait peut-être charmante... (Il se tut un instant, le regard dur.) Lorsque tu quittais les draps de soie de ton amant et que ton pied manquait le tapis moelleux, le sol te semblait peut-être froid...
« Dar rassembla les guerriers désemparés du prince, et leur dénicha un abri avant que l’hiver ne les tue. Certains étaient blessés... Oui, nous avions tous le cœur et l’esprit brisés. Alors qu’il aurait pu s’éloigner avec vos parents et les Balbuzards Blancs, il nous soigna et nous guérit. Au printemps, il partit avec Ayensha rejoindre sa tribu, pourtant, il ne nous oublia pas. Jamais il ne se détourna de nous... Et un jour, il nous amena l’Ancienne en nous priant de veiller sur elle...
Un long silence suivit.
Jeratt continua d’attiser le feu. Les braises couvaient.
— Kerian, nous avions juré fidélité au prince, et cela faisait de nous des frères d’armes. Dar ne l’a jamais oublié. Nous lui devons tout, et bien que nous ayons épousé ta cause... Je suis navré. Dar ne veut rien avoir à faire avec toi, et j’ai peur que personne ne le fasse changer d’avis. Je ne m’opposerai pas à sa volonté.
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