Ragnar grogna.
Le nain des ravins lâcha un ronflement sonore.
Skarr se pencha en avant.
— Ce pacte vous fut bénéfique... Jadis, le père de mon roi s’est tenu devant vous, comme moi aujourd’hui. (Kerian croisa le regard du Hylar.) Vous vous en souvenez. Il n’y a pas si longtemps, Tanis Demi-Elfe et dame Lunedor – l’Élue d’un dieu – persuadèrent le baron Hornfel d’accorder l’asile à des réfugiés humains, loin des exactions d’un seigneur des Dragons... Hornfel écouta son cœur, qui lui fut de bon conseil.
Elle marqua une pause, sensible à l’écho immortel des espoirs et des peurs qui hantaient ce haut lieu de l’histoire de Krynn...
Impressionnés malgré eux, les nains étaient suspendus aux lèvres de la jeune guerrière.
Le haut roi la dévisageait.
— Dites-moi, maîtresse Kerianseray, pourquoi une elfe sauvage se fait-elle le champion d’un roi qui réduit son peuple en esclavage ?
Des murmures surpris coururent dans l’assistance. Les sourcils du Hylar se rejoignirent pour former un V au-dessus de son nez d’aigle.
— Ces elfes maudits asservissent leurs semblables ! renchérit Skarr.
C’était aussi l’avis d’Iydahar, avec qui Kerian tombait rarement d’accord... Et elle n’avait jamais cherché à réfuter ses arguments. Comment l’aurait-elle pu ? Ce qui se disait chez les seigneurs elfes à propos des relations entre les Kagonestis et les Qualinestis, elle l’avait entendu mille fois...
Elle-même, n’avait-elle pas été capturée et emmenée de force à Qualinost ?
Sans mordre à l’hameçon, Kerian hocha la tête.
— Votre Majesté a tout à fait raison... (Écartant sa chevelure d’un gracieux mouvement d’épaule, elle exhiba fièrement ses tatouages.) Je suis une elfe sauvage, et ce n’est pas toujours facile pour nous, au Qualinesti.
Le Klar releva la tête, intéressé. S’il n’existait pas de caste de serviteurs à Thorbardin, les clans avaient néanmoins les Klars, ces Neidars restés dans le royaume souterrain lors de la Guerre de la Porte de Nains. Leurs cousins des montagnes et des collines ne les aimaient pas. Aux Klars, on réservait toujours les corvées et les taches ingrates...
— Être un elfe sauvage dans nos cités n’est pas facile. Et la situation, loin de s’arranger, s’envenime. Mais sachez-le, seigneurs, je représente le roi du Qualinesti parce que sa cause est juste. J’ignore si c’est à moi de vous en convaincre. Je ne connais pas vos cœurs, pas plus que vous ne connaissez le sien. Cependant, je sais une chose...
Elle se tut et les regarda tour à tour, du haut roi qui lissait pensivement sa barbe jusqu’au nain des ravins assoupi.
— Seigneurs, si vous opposez un refus à mon roi... (elle haussa le ton)... vous signerez votre propre arrêt de mort !
Ragnar bondit.
— L’avez-vous entendue ? Elle ose nous menacer !
Malgré eux, les chefs étaient troublés.
Ebon des Theiwars prit la parole.
— Je me suis toujours demandé si cette alliance était de la sagesse ou de la folie... Et maintenant, voilà que cette elfe nous menace au nom de son roi !
Kerian soutint le regard de Tarn.
— Vous connaissez les présages, Votre Majesté, dit-elle, ignorant Ragnar et Ebon.
Elle en faisait une affaire de rois, et Tarn Beuglegranit ne la contredit pas. Un silence gêné tomba. Des fantômes semblèrent danser au gré des volutes de fumée, leurs filets de voix presque audibles dans les soupirs des braises...
Daewar, Theiwar et Hylar...
Tarn dévisagea les chefs des Klars, des Neidars, des Daergars et des Aghars.
Thorbardin comptait un huitième clan dont le trône vide restait à l’écart dans l’ombre... Il symbolisait la mémoire vivante de tous les nains disparus au fil des millénaires.
Tarn jeta un coup d’œil à ce trône.
Puis il se leva.
— Mes frères, Kerianseray du Qualinesti ne nous menace pas. Elle répète ce que savent son roi et les humains des Royaumes Libres. Et ce que je sais aussi... Le roi des elfes ne nous menace pas. Comment le pourrait-il d’ailleurs ? Ou auriez-vous déjà oublié que Béryl saigne à blanc son royaume et ses sujets ? Il n’a pas d’armée. Un Chevalier du Crâne abuse de son peuple...
— Parce que Gilthas le permet ! rappela Skarr.
Tarn soutint son regard.
— En effet. C’est un roi sage. Le pouvoir est entre les mains de son Conseil et il n’y peut rien. Si tous ses sujets le soutenaient au lieu de le critiquer et prenaient les armes contre l’occupant, il pourrait – peut-être – vaincre les Chevaliers Noirs ! Mais la femelle dragon...
« Je ne connais pas ce garçon. Comme vous, ce que je sais de lui se borne aux dires de sa mère et de cette guerrière. Vous estimez que Gilthas est un lâche ? Moi, je le prendrais pour un fou furieux s’il s’opposait à Béryl !
Sa voix claqua comme un coup de fouet :
— Celui qui sacrifie son peuple au nom d’une vaine gloire n’est pas un roi digne de ce nom !
« En revanche, celui qui cherche à sauver son peuple par tous les moyens fait preuve d’un grand courage. En signant ce traité, nous aiderons les elfes à fuir dans les Plaines, loin des serres de Béryl. Ce traité redonnera l’espoir à tout un peuple. Je vous le dis, mes frères, si nous tournons le dos à nos anciens alliés, et si tous les royaumes de Krynn tombent sous le joug des dragons, notre sursis sera de courte durée. À notre tour, nous serons balayés.
Tarn regarda le trône du huitième clan – celui des morts.
— Mes frères, un elfe courageux implore notre aide depuis trop longtemps. Ces délibérations seront les dernières. Et n’oubliez pas : les morts nous écoutent ! Dans leurs rangs figurent d’illustres monarques des temps anciens... À notre place, beaucoup se seraient arraché la peau et les os au nom de la sauvegarde des clans.
Il s’inclina devant Kerian.
— Maîtresse Kerianseray, je saurai où vous trouver.
La jeune elfe prit congé et sortit de la Cour des Chefs.
Le sort en était jeté.
Deux semaines plus tard, le haut roi des Huit Clans de Thorbardin retrouva Kerian à la Malédiction de Stanach . Assise dans la salle déserte, elle buvait de la bière. L’aubergiste la logeait et la nourrissait à l’œil, car elle n’avait pas d’argent sur elle.
Notre roi réglera la note , avait dit Stanach. Peut-être... Les souverains font ce qui leur plaît .
Le soir, la clientèle d’habitués se restaurait avec Kerian, lui apprenant à jouer aux fléchettes à la manière naine – qui exigeait bien davantage que de l’adresse. En effet, le joueur devait viser tout en racontant une histoire.
Parfois, elle s’interrogeait sur l’origine du nom de la taverne, mais personne n’éclairait sa lanterne. L’enseigne n’avait pas la forme traditionnelle d’un bouclier, mais celle d’une enclume avec, apposés dessus, un marteau de forgeron cassé et les runes signifiant «Malédiction de Stanach ».
— Nous n’en parlons jamais, avait dit Kern.
Le roi entra, tira deux tabourets près du comptoir et commanda de la bière.
Stanach mit un tonneau en perce, posa une chope devant son souverain et en servit deux autres, dont une pour Kerian.
— Maîtresse Kerianseray, notre Conseil a pris une décision, annonça Tarn Beuglegranit.
Le cœur de l’elfe s’emballa.
Tarn but une première gorgée, puis s’essuya la bouche du revers de la main.
— Les chefs sont têtus. Mais, en fin de compte, tous se sont rangés de votre côté... à une exception près. Or, la décision doit être unanime – et ce n’est pas moi qui passerai outre les droits des clans.
Ragnar , pensa Kerian.
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