« Ayensha sera de retour au matin. Va dormir. De dures journées nous attendent...
Le lendemain, Ayensha ne reparut pas. Ni le jour suivant... Au quatrième matin, Jeratt annonça qu’elle avait dû recouvrer la raison.
— Ayensha a appris qu’elle attendait un enfant... Elle ne te suivra plus au combat.
Le Chevalier du Crâne était allongé sur un lit de branchages. Ses hommes bivouaquaient dans la forêt, à l’écart de la route de Qualinost. Deux tours de garde étaient passés avant que Chance ne se couche. Il n’autorisait jamais les draconiens à camper près de ses hommes. Ces créatures dégoûtaient les humains, et les Chevaliers Noirs ne faisaient pas exception.
Thagol ferma les yeux. Son esprit discipliné se détacha des soucis de la journée. Il avait planifié l’attaque suivante et déployé ses troupes. L’aube serait rouge sang...
Un tavernier de Gilianost avait donné refuge à un hors-la-loi poursuivi par deux chevaliers... Il le payerait cher.
Thagol n’avait plus dormi dans un vrai lit depuis un mois, mais Qualinost ne lui manquait pas. Il détestait ce terrier grouillant d’elfes, dont l’odeur l’insupportait... Il était couché à même l’humus, sur une terre qui haïssait le contact de son corps et le son de sa voix...
Comme il haïssait le Qualinesti.
Plongeant dans un profond sommeil, le Chevalier du Crâne quitta son enveloppe charnelle pour arpenter les chemins des rêves, comme de coutume...
Il ne décela rien qui sorte de l’ordinaire.
Réveillé dans la grisaille de l’aube, il eut le sentiment que quelque chose avait changé...
Une sensation qui n’était pas sans rappeler un appel aux armes.
Un parfum de tristesse planait partout. Les villages étaient en ruines, les têtes tranchées des suppliciés exposées en guise d’avertissement... Dans les hameaux épargnés par la répression, les habitants fuyaient les rebelles. Nul n’ignorait plus le nom de Kerian – ni le montant de la prime faramineuse qu’on offrait pour sa capture.
Le Chevalier du Crâne, lui, n’offrait ni acier, ni joyaux, ni métal précieux. Il promettait la décapitation à tous ceux qu’il verrait jusqu’à ce qu’on lui amène la jeune femme, morte ou vive.
Dans les fermes où les résistants étaient jadis accueillis à bras ouverts, plus personne n’osait leur ouvrir la porte.
Dans la forêt, on suspectait tous les étrangers d’appartenir aux bandes de hors-la-loi. Et quiconque était soupçonné d’avoir secouru un rebelle y perdait la tête.
— Il ignore où je suis, Jeratt, rappela Kerian.
Grâce à l’habileté de Stanach, ils avaient pris cinq beaux lapins dans leurs collets.
Le nain s’étonnant, Kerian et Jeratt échangèrent un sourire ironique.
— Je le sais, affirma-t-elle en sortant l’héliotrope de sous sa chemise, elle me protège... Mais si je tue un de ses hommes, il apprendra du même coup où je suis. Pour l’instant, je ne sens plus sa présence dans mon esprit. Il ignore donc où me trouver...
Stanach grogna, sceptique.
— Quand m’emmèneras-tu à Qualinost ? Kerian se rapprocha du feu.
— Tu as vu les exactions de Thagol et du Bourreau...
Le nain bougonna.
— Nous irons en temps voulu, promit Kerian.
Jeratt sourit.
— Et tu auras la tête sur les épaules. Stanach sourit à son tour.
— De préférence !
Empoignant sa hache, il se leva pour prendre son tour de garde. Il repensa à la servante qu’il avait rencontrée dans la forêt, deux ans plus tôt... Une jeune elfe aux cheveux parfumés et aux mains douces...
Aujourd’hui, elle était le chef d’une armée secrète, les Ombres de la Nuit. Accroupie près du feu de camp, en tenue masculine, elle ressemblait autant à une créature de la forêt que la chouette qui venait de s’envoler d’un arbre...
L’elfe cria... Hagarde, elle serrait son enfant sur son sein. Épées brandies, cinq Chevaliers Noirs lui tournaient autour comme des vautours...
Elle tomba à genoux, penchée sur son bébé.
— Erathia !
Une épée siffla dans les airs... Erathia comprit que son époux était mort. Sa tête tranchée rejoindrait celles des autres martyrs.
Erathia pria une déesse disparue, Mishakal, que les elfes appelaient Quenesti-Pah.
— Déesse miséricordieuse, épargne mon enfant...
Près du village, les cavaliers firent halte. Erathia n’avait entendu aucun ordre, mais ces hommes obéissaient à un Chevalier du Crâne...
Tremblante, elle se pencha un peu plus sur son enfant.
Elle n’entendait plus les cris et les pleurs de ses compatriotes... Par les dieux, elle était la dernière.
— Dame de lumière...
Elle releva les yeux. Deux hommes avançaient. Malgré leur heaume, Erathia sut lequel était le Chevalier du Crâne, car il émanait de lui un froid mortel...
Tous deux levèrent leur visière.
— Bourreau...
Dans les yeux du Chevalier du Crâne, l’elfe ne lut ni plaisir de tuer, ni haine, ni détermination. Rien.
Dans ceux de l’autre couvait un feu impie.
Elle y lut sa mort...
Comme en transe, elle vit l’épée se lever avant qu’il ne la brandisse, et la lame s’abattre avant qu’il ne porte le coup...
L’enfant tomba de ses bras.
L’épée du Bourreau siffla. À l’instant où elle eut le cou tranché, Erathia emporta une ultime vision dans la tombe...
Le regard du Chevalier du Crâne, brillant d’une joie sauvage.
Le festival de la Moisson d’Automne fut sinistre. Le chagrin et la tristesse roulaient leurs flots lugubres, telle une rivière de sang... Les flambées nocturnes n’avaient plus rien de feux de joie. Et personne n’avait le cœur à danser, à rire ou à conter fleurette...
Prostrés devant les flammes, les elfes laissaient libre cours à leur mélancolie.
Un linceul de fumée pesait sur le royaume. Des villages entiers brûlaient. Des fermes, des granges, des étables, et jusqu’aux meules de foin dans les champs...
Deux semaines durant, de sa plus haute tour, l’Orateur du Soleil observa ses terres.
Dans l’intimité de ses pensées, au cœur de la nuit, il repensait à Kerian.
Elle était de retour !
Il en parla à Laurana, qui lui demanda comment il le savait.
— Mère, c’est très simple... Avant, Thagol se contentait de représailles sporadiques, selon une logique des plus prévisibles. Il aurait suffi de consulter une carte pour prévoir ses offensives suivantes. Aujourd’hui, ses mouvements sont devenus erratiques. Il traque quelqu’un. Kerian !
Laurana réfléchit.
— Quel but poursuit-elle, mon fils ?
Gilthas avoua l’ignorer.
— Mais je connais Kerian, mère. Je crois qu’elle l’entraîne au nord, ou au nord-est.
— Vers les Terres de Pierre...
— Oui. Et Thorbardin.
— Thorbardin... (Laurana hésita.) Si Kerian est de retour, pourquoi n’est-elle pas venue au rapport ?
— À mon avis, elle n’en a pas le temps, mère.
Le vent changea de direction, et la fumée leur piqua les yeux. Soudain, Gilthas se rappela les cauchemars où il envoyait sa bien-aimée à la mort...
Pris de vertige, il dut se rattraper au parapet.
L’avait-il condamnée ?
Sans mot dire, Laurana posa une main compatissante sur l’épaule de son fils.
— Tout espoir n’est pas perdu, mère. J’ignore pourquoi Kerian tarde à revenir vers nous. Je pourrai la contacter, mais je m’y refuse. Elle n’agit jamais à la légère. Un seul faux pas de ma part, et tout pourrait être anéanti...
Laurana se pencha par-dessus la rambarde. Gilthas savait qu’elle « voyait » aussi avec son cœur et son esprit... Que se passait-il dans le royaume ? Combien de malheureux mourraient encore ?
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