Un seul homme restait en selle.
Dans une gerbe d’étincelles, l’épée de Kerian heurta celle du cavalier... Si l’elfe ne faisait pas vraiment le poids face à un chevalier, elle était nettement plus vive et plus agile... Au point que son adversaire tomba à la renverse.
D’un coup de talon, elle lui broya le larynx puis lui arracha son casque et le transperça de son épée pour faire bonne mesure.
Haletante, elle se redressa en tremblant.
— Kerian !
Se retournant, elle vit la lame rougie du Bourreau, les naseaux écumants de son cheval, la visière baissée sur le visage de la mort...
Soudain, la main qui tenait l’épée se détacha du poignet... tranchée net par la hache de Stanach.
Les Ombres de la Nuit se jetèrent sur le Bourreau. Ils l’arrachèrent à sa selle, le clouèrent au sol et lui enlevèrent son heaume.
Une elfe aux yeux verts ramassa l’épée de Chance et la tendit à Kerian.
Qui la saisit.
Étendu dans la poussière, au cœur de cette forêt qu’il avait tant martyrisée, Chance le Bourreau eut enfin la tête tranchée par sa plus terrible ennemie.
Aussitôt, le Chevalier du Crâne repéra sa proie.
Eamutt Thagol rassembla les chevaliers disponibles et les lança à la poursuite de la Lionne. Puis il lâcha ses draconiens assoiffés de sang sur les villages restants.
Kerian avait tout : une armée et un réseau de fermiers qui connaissaient parfaitement le terrain... Parfois, ils attaquaient un détachement sans crier gare, puis se volatilisaient.
Les frappes de Kerian semblaient être le fruit du hasard... Bien sûr, il n’en était rien. Les Ombres de la Nuit éclaircissaient les rangs ennemis. Ils livraient une guerre de harcèlement, se divisant et se regroupant au gré des besoins. La Lionne portait la guerre sur tous les fronts. Entre Qualinost et les Terres de Pierre, il n’y avait plus un pont intact ni une route sans arbres abattus en travers...
Kerian attirait son ennemi au fond des bois. S’il en avait conscience, Thagol refusait de faire demi-tour. Il captait les pensées de sa proie, goûtant par avance l’enivrante chaleur de son sang... Il la haïssait avec une passion aussi dévorante que le feu.
Jour et nuit, il se voyait la tuer de mille et une manières.
Ses chevaliers mouraient ? Il n’en avait cure. Habité par la rage de vaincre, il entraînait ses hommes à leur perte.
Une nuit, il découvrit le plan de Kerian. Non grâce à ses pouvoirs de Chevalier du Crâne – car le talisman qui protégeait la Lionne continuait de déjouer toutes ses tentatives – mais parce qu’il était un bon stratège.
Thagol comprit ce que Kerian comptait faire parce qu’il aurait agi de même. Elle voulait l’entraîner à la frontière est de la forêt...
Une bonne tactique.
Dès lors, il renvoya discrètement ses chevaliers, par petits groupes, avec l’ordre de se rassembler à un endroit stratégique. Puis il laissa Kerian continuer son jeu de dupes. Bien sûr, sans commettre l’erreur grossière de lui rendre la tâche trop facile... Mais maintenant, il lui tardait d’être acculé aux Terres de Pierre... Car de là , il la repousserait dans les bois et – par Takhisis ! – dans les bras de ses hommes appelés en renforts !
Alors, il rentrerait triomphalement à Qualinost avec la tête d’une Lionne au bout d’une pique.
Kerian réunit ses guerriers éreintés autour du feu. Les chefs recensèrent les épées, les dagues, les arcs et les flèches à leur disposition.
— Ce salaud est acculé à la frontière ! dit Jeratt. Il ne peut plus nous échapper. Une fois sorti de la forêt, il sera perdu !
Assis à côté de Vol de la Plume, Stanach regardait Kerian, comme à son habitude.
— Tu pourras bientôt aller à Qualinost, lui dit-elle. Quelques-uns de mes guerriers t’escorteront.
Le nain secoua la tête.
— Inutile...
— Si tu participes à la bataille...
Stanach lâcha un rire amer en levant sa main droite.
— Ne te fatigue pas à me prédire ce qui peut se passer, Lionne ! Je suis avec toi.
Kerian dévisagea l’ambassadeur nain, le demi-elfe, son bras droit, ses capitaines et ses fidèles hors-la-loi... Alors que Thagol avait perdu une grande partie de ses effectifs, les rangs des résistants ne cessaient de grossir.
— N’oublie pas, Jeratt, Thagol est à moi ! Poste des sentinelles, dors, puis nous irons l’abattre...
La Lionne regarda ses capitaines se fondre dans la nuit. Stanach lui lança qu’elle ferait bien de dormir pour reprendre des forces.
— Tu sais, jadis, j’avais des draps de soie et une chambre immense... Et mon amant me réveillait en m’embrassant...
— Moi, je dormais au-dessus de la cuisine d’une taverne, répondit Stanach. Difficile à se rappeler, non ?
— Un peu...
— Dors. Après, ce sera mon tour. Puis nous livrerons bataille.
Kerian se roula en boule, les bras frileusement serrés sur le torse, l’amulette nichée au creux d’une main... Mais elle ne trouva pas le sommeil. Son plan étant sur le point de porter ses fruits. Elle n’osait pas prendre le risque de rêver et de tout dévoiler à son ennemi.
Un cyclone s’abattit sur les chevaliers...
Les elfes déferlèrent sur les sentinelles ennemies. Bondissant de sous leurs couvertures, les hommes cherchèrent leurs armes à tâtons. La voix tonitruante de Thagol couvrit les cris de guerre. Répondant à son appel, les draconiens tombèrent sous un barrage de flèches.
Lançant ses forces contre les chevaliers, Kerian se jeta dans la mêlée. Galvanisant par leur exemple tous les résistants qui s’étaient joints à eux, ses guerriers donnèrent le meilleur d’eux-mêmes. L’outrage les poussait à se surpasser.
Ils se battaient pour leur cause... et leur Lionne. Au mépris de toute pitié, ils versaient le sang des humains dans un fracas assourdissant.
Kerian traquait Thagol, l’homme qui avait déchaîné l’enfer sur son royaume... Quand elle le repéra en train de frapper un adversaire, elle se rua vers lui en rugissant. Il éclata de rire... et se précipita à sa rencontre.
Leurs lames s’entrechoquèrent à l’instant où surgissaient des cavaliers en armure noire...
Les elfes pris à revers tombèrent, décapités, éventrés, piétinés ou transpercés d’une lance...
Les yeux morts, Thagol bondit, son épée brandie. Il imita le cri d’agonie que Kerian pousserait bientôt en mourant...
Désespérée, elle chercha à parer le coup fatal.
L’épée du chevalier s’abattit... sur le crâne d’un jeune elfe qui s’interposa in extremis . Ander ! Du sang et des éclats d’os giclèrent...
Furieux, le Chevalier du Crâne plongea, et Kerian recula... Loin de perdre l’équilibre en étant emporté par son élan, il se rétablit et revint à la charge.
Elle para. Il glissa sur le sol imbibé de sang.
La Lionne en profita pour ordonner la retraite.
Les fermiers avaient été les premiers à tomber. Les guerriers savaient pertinemment qu’ils livraient un combat perdu d’avance... Ils s’enfuirent dans la forêt, bondissant par-dessus les cadavres, et s’égaillèrent le long des pentes escarpées, là où des chevaux auraient du mal à les pourchasser.
Le rire grinçant de Thagol dans les oreilles – et sous son crâne –, Kerian trouva à son tour le salut dans la fuite.
Toute honte bue, Kerian pleurait ses morts.
Jeratt aussi.
Vol de la Plume reposait près des villageois, des fermiers et du pauvre Ander...
— Je vois encore son regard, Jeratt, quand il a donné sa vie pour moi...
Ils étaient assis au sommet d’une colline. Elle avait suivi Stanach sur les hauteurs pour échapper aux chevaliers. Pour un guerrier mutilé, lui aussi s’était battu comme un lion...
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