— Vous ne croyez pas un mot de tout ce merdier, n’est-ce pas ?
— Et pourquoi non ? répondit Galilée sotto voce , en toscan.
— Ne soyez pas si sûr que votre compagnon défende vos intérêts au mieux. Peu importe que vous soyez le grand martyr de la science.
Galilée, à qui tout cela commençait à déplaire fortement, répondit très vite :
— Et d’après vous, quels seraient ici mes intérêts ?
— Les mêmes que partout ailleurs, dit-elle avec un sourire entendu. Votre promotion personnelle, exact ?
Au milieu d’une violente harangue adressée à ses adversaires, l’étranger jeta un coup d’œil dans leur direction et repéra le conciliabule de Galilée et de la femme. Il cessa de discuter et agita un doigt dans la direction de la femme.
— Héra, fit-il d’un ton d’avertissement, laissez-le tranquille.
Elle haussa un sourcil.
— Vous êtes mal placé pour dire aux autres de fiche la paix au signor Galilée.
Ce qui fut traduit à Galilée en toscan.
L’étranger fronça sévèrement les sourcils et secoua la tête.
— Cette affaire ne vous regarde pas. Laissez-nous tranquilles.
Il se retourna alors vers l’assemblée, qui faisait maintenant silence pour écouter ce qui se passait.
— C’est avec lui que tout a commencé, fit l’étranger d’une voix tonitruante.
Dans son autre oreille, Galilée entendait la voix de la femme, en toscan :
— Il veut dire que c’est celui que j’ai choisi pour tout commencer.
L’étranger continua, sans autre commentaire de la femme qu’il avait appelée Héra :
— Voici l’homme qui a initié les investigations sur la nature par le biais de l’expérimentation et de l’analyse mathématique. Entre son époque et la nôtre, grâce à sa méthode, la science a fait de nous ce que nous sommes. Lorsque nous avons ignoré les méthodes et les découvertes scientifiques, quand les structures archaïques de la peur et du contrôle ont recommencé à exercer leur influence, il s’en est suivi un désastre complet. Il serait stupide d’abandonner la science maintenant et de risquer la destruction précipitée de l’objet d’étude. Et le résultat pourrait être pire que cela… bien pire que vous ne l’imaginez !
— Vous avez déjà employé cet argument, et vous avez perdu, rétorqua fermement un homme au visage rougeaud. L’intérieur d’Europe peut être étudié à l’aide d’un protocole propre, amélioré, et nous apprendrons ce que nous voulons savoir depuis de nombreuses années. Votre vision est archaïque, vos craintes infondées. Ce que vous avez fait sur Ganymède a altéré votre faculté de discernement.
L’étranger secoua la tête avec véhémence.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez !
— Je me contente d’affirmer ce que le comité scientifique chargé du problème a déjà dit. Qui est antiscientifique, maintenant, eux ou vous ?
Un débat général éclata à nouveau, et dans le chaos Galilée demanda à la grande femme :
— Quelle est la chose que mon protecteur et ses alliés veulent interdire ?
Elle se pencha vers lui pour répondre, à nouveau en italien :
— Ils ne veulent pas que quiconque plonge dans l’océan sous la glace qui se trouve à cet endroit. Ils ont peur de ce qu’on pourrait y trouver, si je comprends bien le ganymédien.
C’est alors qu’un groupe d’hommes habillés de bleu descendit en rebondissant sur les marches de l’autre côté de l’amphithéâtre. Un sénateur vêtu de la même couleur leur adressa de grands gestes et cria à l’étranger :
— Votre objection a déjà été rejetée ! Et vous enfreignez la loi avec cette incursion ! Il est temps d’y mettre un terme !
Puis il désigna les nouveaux venus et ordonna :
— Éjectez ces gens !
L’étranger attrapa Galilée par le bras et le poussa dans la direction opposée. Ses alliés refermèrent les rangs derrière eux, et ils gravirent les marches quatre à quatre. Galilée faillit trébucher, puis il se sentit soulevé par ceux qui l’entouraient. Ils le prirent par les coudes et l’entraînèrent.
En haut des marches, hors de la cuvette de l’amphithéâtre, l’immense cité bleue leur apparut ;elle avait l’air froide sous son plafond bleu-vert, et les gens sur sa vaste strada étaient tellement éloignés qu’ils n’étaient pas plus gros que des souris.
— Aux bateaux ! déclara l’étranger.
Et il prit Galilée par le bras. Tout en l’entraînant précipitamment, il lui dit :
— Il est temps de vous remmener chez vous, avant qu’ils fassent quelque chose que nous regretterions tous. Je suis désolé qu’ils n’aient pas voulu vous écouter. Je pense que si vous aviez pu juger la situation vous auriez pris notre parti et exprimé notre point de vue avec clarté. Je ferai à nouveau appel à vous quand je serai plus assuré qu’on vous écoutera. Vous n’en avez pas fini avec cet endroit !
Ils arrivèrent à la large rampe qui sortait de la ville, franchirent ses portes et se retrouvèrent sur la surface jaunâtre. Des gens vêtus de bleu leur barrèrent la route, et dans un unique rugissement l’étranger et son groupe se précipitèrent sur eux. Un bref combat s’ensuivit, et Galilée, titubant en l’absence de son propre poids, esquiva plusieurs petits paquets de braillards. S’il avait été en train de rêver, il aurait été heureux de balancer quelques coups de poing lui-même, car dans ses rêves il était beaucoup plus téméraire et violent que dans la vie. Le fait qu’il retint ses coups donnait donc la mesure de l’écart avec le rêve, et la profondeur de la réalité. Il ne savait même pas quelle faction soutenir. Aussi se fraya-t-il un chemin comme s’il s’était trouvé sur l’Arno gelé, en écartant les bras pour reprendre son équilibre. Tout à coup, dans ses déambulations, l’étranger et un autre homme le prirent par les bras et l’emmenèrent précipitamment.
À une certaine distance de la mêlée, les compagnons de l’étranger avaient installé la grande lunette d’approche et procédaient aux derniers réglages. Peut-être était-ce la même que celle qui s’était trouvée sur la terrasse de Galilée, peut-être en était-ce une autre, identique.
— Veuillez rester à côté, dit l’étranger. Regardez dans l’oculaire, s’il vous plaît. Vite. Mais avant, respirez donc ça…
Il leva un petit encensoir et vaporisa un brouillard froid dans le visage de Galilée.
Afin de ne pas trop alourdir les âmes en cours de transmigration, le Destin interrompt les mutations en faisant boire l’eau du fleuve Léthé.
Ainsi, par l’oubli, elles sont protégées dans leurs affections et avides de se préserver dans leur nouvel état.
Giordano Bruno,
L’Expulsion de la Bête triomphante
Galilée se réveilla allongé par terre près de sa lunette, le tabouret renversé à côté de lui. Le ciel nocturne brillait à l’est, et Mazzoleni le secouait par l’épaule.
— Maestro, vous devriez aller vous coucher…
— Comment ?
— Vous étiez plongé dans une sorte de transe. J’étais déjà venu vous voir, mais je n’avais pas réussi à vous réveiller.
— Je… J’ai fait un rêve, je crois.
— Ça ressemblait plutôt à une transe. Une de vos syncopes.
— C’est possible…
Sur la longue liste des mystérieuses maladies de Galilée, l’une des plus mystérieuses était une tendance à sombrer dans un genre d’apathie pendant des intervalles qui allaient de quelques minutes à trois ou quatre heures, état dans lequel ses muscles étaient parfaitement rigides. Son ami médecin, le célèbre Fabrizio d’Acquapendente, avait été incapable de traiter ces syncopes, qui étaient chez la plupart des gens accompagnées par des convulsions ou des attaques de haut mal. Seuls quelques malades comme Galilée se retrouvaient simplement paralysés.
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