Mais ce n’était pas la question, bien que l’accueil réservé à sa boussole le mît encore dans tous ses états et fut l’une des raisons qui motivaient ce mouvement de repli général vers Florence. Ce n’était pas un bon sujet à évoquer, alors il se contenta d’aller à sa conclusion :
Finalement, quant à l’intitulé et à l’envergure de mes tâches, je souhaite qu’en plus du titre de Mathématicien son Altesse ajoute celui de Philosophe. Que j’aie les compétences et que je mérite ce titre, je pourrai le démontrer à leurs Altesses lorsque tel sera leur bon plaisir de me donner une chance de conférer sur ce sujet en leur présence avec les hommes les plus estimés de cette profession…
« … tels qu’en eux-mêmes, étant pour la plupart des crétins péripatétiques monstrueusement surpayés ! »
À la relecture de ses dernières envolées lyriques, et en regardant le cuir rouge de leur meilleure lunette astronomique à ce jour, gravé à l’or fin, orné des emblèmes de Florence et des Médicis, il lui sembla que les opportunités offertes à n’importe quel protecteur potentiel étaient trop grandes pour qu’on les lui refuse. Quelle offre d’emploi ! Même la mallette dans laquelle tout avait été rangé pour que le courrier florentin la transporte était magnifique. Qui pourrait refuser une telle proposition ?
Et de fait, le 24 mai 1610, une réponse de Vinta arriva à la maison derrière l’église de Santa Giustina, la maison de la Via Vignali où ils avaient vécu et travaillé tous ensemble pendant dix-huit ans.
Le grand-duc Cosme , écrivait Vinta, accepte vos offres de services.
Le 28 mai, Galilée écrivait pour accepter l’acceptation. Le 5 juin, Vinta répondit, confirmant qu’il porterait le titre de « Mathématicien en Chef de l’Université de Pise et Philosophe du grand-duc ».
Galilée lui répondit aussitôt, demandant que son titre soit changé en celui de « Mathématicien et Philosophe du grand-duc ».
Il demanda en outre d’être absous de toute obligation envers ses deux beaux-frères par suite de défaut de paiement de la dot de ses sœurs. Cela lui permettrait de rentrer chez lui sans avoir à subir des procès embarrassants de la part de ces filous écœurants, ou à redouter une arrestation. S’il les croisait dans la rue, il pourrait leur dire : « Je suis le mathématicien et philosophe du grand-duc, allez vous faire foutre ! »
Tout cela fut acté le 10 juillet 1610, lors de sa désignation officielle. Il devait entrer au service de Cosme en octobre. Ce devait être une nomination à vie.
Il avait un prince.
Le déménagement de Padoue à Florence fut compliqué, et ce qui n’avait jamais été qu’un chaos contrôlé sombra dans le chaos le plus total à l’Hostel Galileo. Entre autres tâches d’ordre plus pratique, Galilée devait gérer un important ressentiment à Padoue et à Venise. Beaucoup des pregadi vénitiens étaient offusqués d’apprendre qu’il faisait fi de leur offre récente, qu’il avait pourtant acceptée, et qualifiaient son attitude d’ingratitude grossière et pis encore. Le procurateur Antonio Priuli était particulièrement amer : « J’espère ne plus jamais avoir à poser les yeux sur cet ingrat trou du cul ! » se serait-il écrié, propos qui furent, bien sûr, aussitôt rapportés à Galilée. Et Priuli n’était pas seul dans ce cas ; la colère était générale. Il était évident que Venise ne lui offrirait plus jamais d’emploi. Il avait joué son va-tout en choisissant Florence, et, comme disaient sinistrement les gens, il avait intérêt à ce que ça marche là-bas, parce que sinon…
Galilée serra les dents et assuma les corvées du déménagement. Il fallait s’attendre à cette réaction, ça faisait juste partie du prix à payer pour obtenir un patronage. C’était signe du fait que les Vénitiens lui accordaient de la valeur tout en profitant de lui, signe aussi qu’ils en avaient conscience, se sentaient coupables, et préféraient éprouver de la colère plutôt que de la culpabilité, la transmutation de l’une en l’autre étant aisée. Il fallait que ce soit sa faute.
Il se concentra sur les problèmes pratiques. À lui seul, l’emballage du contenu de la grande maison prit des semaines, et cela pile au moment où ses travaux astronomiques arrivaient à un point crucial. Heureusement, c’était un travail de nuit, aussi la bousculade bruyante et poussiéreuse de la journée importait-elle peu, car il pouvait toujours se réveiller après un souper tardif suivi d’une sieste, s’asseoir sur son tabouret et procéder à ses observations pendant les longues nuits froides. Ce qui impliquait de renoncer au sommeil, mais comme de toute façon il n’avait jamais été un gros dormeur et se contentait, parfois pendant plusieurs mois d’affilée, de voler des bribes de sommeil, ça n’avait pas d’importance. Tout cela était trop passionnant pour qu’il s’interrompe.
« Ce qui doit être fait peut être fait, disait-il d’une voix rauque à Mazzoleni tout en les harcelant, lui et ses gens, pour qu’ils s’activent. Nous aurons tout le temps de dormir quand nous serons morts. »
Durant cette période, il dormit quand le ciel était couvert.
Aussi la maisonnée l’évitait-elle, le matin, car il avait souvent les nerfs à fleur de peau, ou, dans le meilleur des cas, il était au moins vaguement confus et mélancolique. Il lançait des objets à la tête de ceux qui avaient la bêtise de venir l’embêter pendant les quelques heures dont il avait besoin pour reprendre ses esprits, et même quand il avait l’air de dormir profondément, il pouvait flanquer des coups de pied d’une précision vicieuse.
Une fois réveillé, gémissant et bâillant sur son lit, il rompait le jeûne avec des restes, puis allait se promener dans le jardin. Il arrachait quelques mauvaises herbes, cueillait un citron ou une grappe de raisin, puis retournait affronter la journée : l’agitation, la correspondance, les élèves, les comptes rendus, les problèmes domestiques. Un long dîner ou un souper comprenait généralement des raviolis sucrés, du veau, de grandes tourtes au porc, au poulet, aux oignons, à l’ail, aux dattes, aux amandes, au safran et autres épices, ainsi que des salades et des pâtes, le tout arrosé de vin et conclu par du chocolat ou de la cannelle. La nuit, tout le monde s’effondrait dans son lit alors qu’il sortait sur la terrasse, seul, pour procéder à ses observations, à l’aide des lunettes astronomiques fabriquées au printemps ; il n’y aurait plus d’autre amélioration avant l’installation à Florence.
Mais avant cela, évidemment, il fallait s’occuper de Marina. Depuis qu’elle était tombée enceinte, Galilée lui avait procuré les sommes nécessaires à la location et à l’entretien d’une petite maison sur le Ponte Corvo, au coin de chez lui, de sorte qu’il pouvait parfois y déposer les filles en allant donner des conférences à Il Bo. Maintenant, Virginia avait dix ans, Livia neuf, et Vincenzio quatre. Ils avaient passé toute leur vie entre les deux maisons, même si les filles étaient le plus souvent dans la grande maison de Galilée, où les domestiques s’occupaient d’elles. Il y avait des décisions à prendre.
Galilée se dirigea à grands pas vers le Ponto Corvo, malheureux, se préparant à l’inévitable altercation. C’était un homme bâti comme un tonneau, avec une barbe rousse et des cheveux hirsutes, mais en cet instant il avait l’air tout petit. Dans de tels moments, il ne pouvait s’empêcher de penser à son pauvre père. Vincenzio Galilée avait été piétiné comme une carpette par la pire mégère de toute l’histoire de l’humanité. Pas un jour de sa vie ne s’était écoulé sans que Giulia se déchaîne sur lui, Galilée l’avait vu de ses propres yeux. À côté de ce vieux dragon, une femme qui avait de l’éducation et qui savait précisément où enfoncer sa lame, Marina ne pesait pas lourd. À vrai dire, Giulia constituait encore, à ce jour, une présence plus effrayante pour Galilée que Marina, malgré le regard noir de cette dernière, sa langue à la pointe de cobalt et son solide bras droit. Il avait essuyé tellement d’engueulades dans sa vie qu’il était devenu expert, un vrai connaisseur en la matière, de même qu’il ne faisait aucun doute qu’elle était championne du monde au maniement du rouleau à pâtisserie. La tête basse de son père, le pli amer aux coins de sa bouche, la façon dont il prenait son luth pour en pincer les cordes, jouant des airs deux fois plus vite et fortissimo, ce qui ne faisait que servir d’accompagnement aux arias mortelles de Giulia, tellement plus sonores que le luth – ces scènes étaient toujours vivaces dans l’esprit de Galilée, et il passait encore du temps à les refouler.
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