— Je me sens tout drôle, disait à présent Galilée.
— Vous devez être complètement courbatu.
— J’ai fait un rêve, je crois. Je ne m’en souviens pas très bien. C’était bleu. Je parlais avec des gens bleus. Apparemment, ça semblait important.
— Vous avez peut-être repéré des anges avec votre lunette.
— C’est possible.
Galilée accepta la main que lui tendait l’artisan et se releva. Il observa la maison, l’atelier, le jardin, que la lumière de l’aube teintait de bleu. C’était comme…
— Marc’Antonio, à ton avis, se pourrait-il que nous ayons été en train de faire quelque chose d’important ?
— Personne d’autre ne fait ce que vous faites, admit Mazzoleni avec une moue dubitative. Mais, évidemment, il se pourrait juste que vous soyez fou.
— Dans mon rêve, c’était important, insista Galilée.
Il se traîna vers le divan, sous le portique, se jeta dessus et tira une couverture sur son corps.
— Il faut que je dorme.
— Bien sûr, maître. Ces syncopes doivent être terriblement fatigantes.
— Laisse-moi tout de suite.
— Bien sûr.
Mazzoleni s’en alla et Galilée s’assoupit.
Lorsqu’il se réveilla, c’était dans la fraîcheur du petit matin. Le soleil caressait le haut du muret du jardin. Les belles-de-jour méritaient on ne peut mieux leur nom. De pâles écharpes rouges et blanches palpitaient dans le bleu du ciel.
Le vieux serviteur de l’étranger était debout là, devant lui, et lui tendait une tasse de café.
Surpris, Galilée eut un mouvement de recul. Sur son visage, on lisait la peur.
— Que fais-tu là ?
Il commençait à se rappeler l’apparition de l’étranger, au cours de la nuit, mais pas grand-chose en dehors de ça. Il y avait eu une grande et lourde lunette dans laquelle il avait regardé après s’être assis sur un tabouret…
— J’ai cru que tu faisais partie du rêve !
— Je vous ai apporté du café, dit le vieillard en baissant les yeux et en regardant sur le côté comme pour s’effacer. J’ai entendu dire que la nuit avait été longue pour vous.
— Mais qui es-tu ?
Le vieil homme poussa la tasse plus près du visage de Galilée.
— Je sers les gens.
— Tu sers l’homme de Kepler ! Vous êtes venus me voir hier soir !
Le vieux leva les yeux sur lui et souleva à nouveau la tasse.
Galilée la prit et avala le café brûlant.
— Que s’est-il passé ?
— Je ne peux le dire. Vous avez fait, cette nuit, une syncope qui a duré une heure ou deux.
— Mais seulement après avoir regardé dans la lunette de ton maître ?
— Je ne peux le dire.
Galilée le regarda.
— Et ton maître, où est-il ?
— Je ne sais pas. Il est parti.
— Il va revenir ?
— Je ne peux le dire. Je pense que oui.
— Et toi ? Que fais-tu là ?
— Je peux vous servir. Votre gouvernante m’embauchera, si vous lui dites de le faire.
Galilée l’observa attentivement, en réfléchissant. Quelque chose d’étrange s’était passé, cette nuit-là, il en avait la conviction. Ce vieux schnock pourrait peut-être l’aider à se le remémorer – ou l’aider à se dépatouiller de tout ce qui pourrait s’ensuivre. Il commençait déjà à avoir l’impression que le vieux avait toujours été là.
— Très bien. Je le lui dirai. Quel est ton nom ?
— Cartaphilus.
— « Celui qui aime les cartes » ?
— Oui.
— Et tu aimes les cartes ?
— Non. Pas plus que je n’ai été cordonnier [1] Allusion au mythe du juif errant, censé à l’origine être un cordonnier qui aurait craché sur le Christ portant sa croix et aurait été condamné à errer éternellement. (N.d.T.)
.
Galilée fronça les sourcils, et le congédia d’un geste.
— J’en parlerai à ma gouvernante.
Et c’est ainsi que je suis entré au service de Galilée, avec l’intention (comme toujours, et toujours avec le même insuccès) de me faire aussi effacé que possible.
Dans les jours qui suivirent, Galilée dormit en pointillé, à l’aube et après le dîner. La nuit, il restait éveillé pour regarder dans sa lunette Jupiter et les petites étoiles qui orbitaient autour, sa curiosité maintenant avivée par une étrange sensation au creux de l’estomac. Chaque nuit, il marquait la position des quatre lunes en utilisant la notation I, II, III et IV : I étant la plus proche de Jupiter dans les orbites qu’il démêlait à présent, et IV la plus éloignée. Suivre et chronométrer leurs mouvements lui procurait un sentiment de confiance croissant dans le temps qu’il fallait à chacune d’elles pour faire le tour de Jupiter. Il avait constaté tous les signes que l’on pouvait attendre d’un mouvement circulaire observé latéralement. Ce qui se passait là-haut était de plus en plus clair.
De toute évidence, il lui fallait publier ces découvertes, afin d’établir son antériorité en tant que découvreur. Mazzoleni et les artisans avaient maintenant fabriqué une centaine de lunettes, mais une dizaine seulement d’entre elles permettaient de voir les nouvelles petites planètes ; elles n’étaient visibles qu’avec des occhialini d’un grossissement de trente fois, ou parfois de vingt-cinq, quand ils avaient eu de la chance avec le polissage. (Quelles autres choses avaient été agrandies vingt-cinq ou trente fois ?) Les difficultés posées par la fabrication d’un instrument de cette puissance le rassuraient. Il était peu probable que quelqu’un d’autre voie les étoiles jupitériennes et publie la nouvelle avant lui. Pourtant, mieux valait faire vite. Il n’y avait pas de temps à perdre.
— Je vais vraiment faire regretter à ces bâtards de Vénitiens l’offre qu’ils m’ont faite ! déclara-t-il joyeusement.
Il en voulait encore aux sénateurs d’avoir mis son honnêteté en doute quand il leur avait présenté la lunette de son invention. Il mettait un point d’honneur à être honnête, une vertu dont il se targuait avec une telle vigueur que cela en devenait un défaut. Il détestait aussi leur misérable augmentation, qui ne devait même pas prendre effet avant le début de la nouvelle année, et qui paraissait à présent de plus en plus inadéquate. Et vraiment, pendant toutes les années qu’il avait passées à Padoue – dix-huit, maintenant –, il avait gardé dans un coin de sa tête la possibilité de retourner à Florence.
Ignorant le petit malentendu qui s’était créé l’année précédente avec Belisario Vinta, il rédigea une autre note au style fleuri en accompagnement de sa plus belle lunette, expliquant qu’il l’offrait à celui de tous ses étudiants qu’il avait le plus aimé, et qui était maintenant le grandissimo grand-duc Cosme. Il décrivit ses dernières découvertes sur Jupiter et demanda s’il serait autorisé à donner aux nouvelles petites étoiles jupitériennes qu’il avait découvertes un nom qui rappelait celui de Cosme. Auquel cas, le grand-duc préférait-il l’appellation d’Étoiles Cosmiennes, qui résultait de la fusion entre Cosme et cosmique, ou qu’il donne aux quatre étoiles les noms de Cosme et de ses trois frères ; ou encore devait-il les appeler toutes ensemble les Étoiles Médicéennes ?
Vinta écrivit en retour, le remerciant pour la lunette et l’informant que le grand-duc préférait le nom d’Étoiles Médicéennes, qui rendait le mieux hommage à sa famille et à la ville qu’elle dirigeait.
— Il a accepté la dédicace ! hurla Galilée à la maisonnée.
C’était un coup d’éclat stupéfiant. Galilée poussa des hurlements de triomphe en fonçant dans tous les coins, secouant tout le monde et ordonnant qu’on débouche une fiasque de vin pour fêter l’événement. Il lança un plat de céramique très haut en l’air et le regarda avec jubilation exploser sur la terrasse, faisant sursauter les garçons.
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