— Je vous en prie. Regardez.
— Vous ne voulez pas la régler ?
— Elle est braquée vers Jupiter. Vers la lune que vous appellerez Numéro Deux.
Galilée le dévisagea, à la fois troublé et légèrement effrayé. Cette chose était-elle censée se régler toute seule ? Ce que cet homme lui disait n’avait pas de sens.
— Allez-y, regardez, insista l’étranger.
Il n’y avait rien à répondre à cela. C’était ce qu’il avait dit lui-même, à Cremonini et aux autres : « Regardez, c’est tout ! » Galilée rapprocha son tabouret de l’instrument, s’assit, se pencha et approcha son œil de l’oculaire.
L’image cadrée par l’objectif était pleine d’étoiles et paraissait immense – peut-être vingt ou trente fois plus grande que celle que Galilée voyait dans sa propre lunette. Au centre, ce qu’il supposa être l’une des lunes de Jupiter brillait comme une boule blanche, ronde, marquée de légères lignes. Elle était plus grosse que Jupiter même, telle que Galilée la voyait dans sa propre lunette. Et plus il regardait, plus la lune blanche devenait sphérique, plus ses stries étaient visibles. Elle se détachait comme une boule de neige sur les étoiles, dont la floraison épandait la diversité de ses scintillements sur un abîme de velours noir.
Apparemment, la boule blanche, qu’il n’avait jamais vue aussi distinctement, avait des zones légèrement plus sombres, un peu comme la lune de la Terre ; mais ce qui ressortait le plus nettement était le réseau de lignes brisées qui s’entrecroisaient comme les craquelures d’un tableau ancien, ou la glace de la lagune de Venise lors des hivers froids après que plusieurs marées l’avaient fendillée. Les doigts de Galilée cherchèrent une plume qui ne se trouvait pas là, avides de dessiner ce qu’il voyait. Par endroits, les lignes apparaissaient en amas parallèles, en d’autres, elles rayonnaient vers l’extérieur comme des feux d’artifice, et ces schémas se superposaient et entraient en collision de façon répétée.
Un motif se dégagea enfin parmi ces craquelures, étincelant dans tous ses détails exquis. Se concentrer dessus semblait accroître le grossissement, au point qu’il remplit bientôt la lentille de l’oculaire. Une onde de vertige parcourut le corps de Galilée ; il eut l’impression de tomber vers le haut, droit vers la lune blanche. Il perdit l’équilibre. Il se sentit basculer en avant, la tête la première dans le dispositif.
Les choses tombaient selon des arcs paraboliques ; mais il ne dégringolait pas. Il s’envolait, vers le haut, vers l’avant – vers l’extérieur –, la tête penchée en arrière pour voir où il allait. La plaine de glace blanche fracassée s’épanouissait droit devant ses yeux. Ou en dessous de lui ; peut-être qu’il tombait. Son estomac se retournait alors que ses notions de haut et de bas s’inversaient.
Il ne savait plus où il était.
Il hoqueta, cherchant à reprendre sa respiration. Il descendait en vol plané ; et voilà qu’il était à nouveau debout. Son sens de l’équilibre lui revint tout aussi distinctement que la vue revenait quand on ouvrait les yeux juste après les avoir fermés – de façon absolue. Ce fut un soulagement immense et la plus précieuse chose du monde, juste cette simple notion de haut et de bas.
Il était debout sur la glace, qui était d’un blanc opaque, fortement teinté d’orange et de jaune ; les couleurs d’un coucher de soleil, les couleurs de l’automne. Il leva les yeux…
Une lune orange, rayée, géante, se profilait dans un ciel noir, étoilé. Elle était plusieurs fois plus grosse que la lune du ciel de la Terre, et ses bandes horizontales étaient de divers tons voilés d’orange, de jaune, d’ambre et de crème. Les limites des bandes s’incurvaient, s’interpénétraient les unes les autres. Sur le quadrant inférieur de la lune, un tourbillon ovale, rouge brique, marquait la frontière d’une bande couleur terre cuite et d’une bande crème. La plaine de glace opaque sur laquelle il se tenait reflétait ces couleurs. Il leva le poing, le pouce dressé. Chez lui, son pouce cachait la Lune ; celle-ci était sept ou huit fois plus grosse. Tout à coup, il comprit que c’était Jupiter même qu’il voyait là-haut. Il se trouvait à la surface de la lune qu’il venait de regarder.
Quelqu’un s’éclaircit poliment la gorge. Galilée se retourna ; c’était l’étranger, debout à côté d’une lunette comme celle dans laquelle il avait invité Galilée à regarder. Peut-être était-ce la même. L’air était frais et ténu – un peu vivifiant, comme le vin, voire une eau-de-vie. Galilée se sentait en équilibre instable, et plus léger sur ses pieds.
L’étranger observait Galilée avec curiosité. Derrière lui, sur l’horizon tout proche, se dressait un groupe de hautes tours blanches, élancées, comme une collection de campaniles. Elles paraissaient faites de la même glace que la surface de la lune.
— Où sommes-nous ? demanda Galilée.
— Nous sommes sur la deuxième lune de Jupiter, que nous appelons Europe.
— Comment sommes-nous arrivés là ?
— Ce que je vous ai présenté comme ma longue-vue est en réalité une sorte de portail. Un système de téléportation.
Les pensées de Galilée se bousculaient si vite dans sa tête qu’il n’avait pas le temps de les suivre. L’idée de Bruno selon laquelle toutes les étoiles étaient habitées, la machinerie d’acier de l’Arsenal…
— Pourquoi ? dit-il, essayant de dissimuler sa peur.
L’étranger déglutit. Sa pomme d’Adam, comme un autre grand bec qu’il aurait avalé, rebondit sous la peau rasée de son cou.
— J’agis au nom d’un groupe de gens d’ici qui aimeraient que vous parliez devant le Conseil des Lunes. Une sorte de Sénat de Venise, pourrait-on dire. Des pregadi, comme vous appelez ces sénateurs. Des invités. Ici, vous êtes un pregadi. Mon groupe, qui venait à l’origine de Ganymède, aimerait vous rencontrer, et souhaiterait que vous vous adressiez au Conseil général des Lunes de Jupiter. Nous pensons que c’est assez important pour justifier de vous déranger ainsi. Je me suis proposé pour être votre accompagnateur.
— Mon Virgile, dit Galilée en sentant son cœur battre dans sa poitrine.
L’étranger ne parut pas saisir l’allusion.
— Je suis navré de vous prendre ainsi au dépourvu. Il ne me paraissait pas possible de tout vous expliquer en Italie. J’espère que vous ne me tiendrez pas trop rigueur d’avoir eu l’impertinence de vous enlever de la sorte. Et de vous avoir causé un tel choc. Vous avez l’air plutôt abasourdi.
Galilée sentit sa langue sèche se coller à son palais tout aussi sec. Il avait les pieds et les mains glacés. Il se rappela tout à coup que dans ses rêves il avait souvent froid aux pieds, au point qu’il avait l’impression parfois de déambuler les pieds enserrés dans des bottes de glace, avant de découvrir à son réveil que ses couvertures étaient remontées. Il regarda ses pieds en grelottant. Il portait ses chaussures de cuir habituelles, qui semblaient incongrues sur la glace colorée de ce monde. Du pouce et de l’index, il se pinça la peau, se mordilla l’intérieur de la lèvre. Aucun doute, il semblait éveillé. Généralement, la pensée qu’il pouvait être en train de rêver suffisait à le réveiller, s’il rêvait. Mais il était debout là, dans l’air frais, à respirer vite, le cœur battant comme cela ne lui arrivait plus guère – comme au temps de sa jeunesse, quand il avait peur de quelque chose. Cependant, il ne ressentait pas de peur, pas précisément, juste la réaction de son corps à la peur. Son esprit avait peut-être du mal à croire à tout ça, mais son corps y était bien obligé. Peut-être était-il mort. C’était ici le paradis, ou le purgatoire. Peut-être que le purgatoire était en orbite autour de Jupiter. Il repensa à sa facétieuse conférence sur la géographie de Dante, au cours de laquelle il avait calculé la taille de l’Enfer en établissant un rapport entre la longueur du bras de Lucifer et la taille de Virgile…
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