— Tas de crétins ! s’écria Galilée.
Cela, toutefois, il se garda de l’ajouter à la fin de la lettre, qu’il signa de façon conventionnelle et envoya.
Naturellement, Sarpi ne transmit pas cette lettre au Sénat, mais, à la place, vint à Padoue pour apaiser son ami furieux.
— Je sais, dit-il d’un ton d’excuse en posant la main sur la joue tavelée de Galilée, maintenant aussi rouge que ses cheveux alors qu’il exposait les raisons de sa colère. Ce n’est pas juste.
C’était encore moins juste que Galilée ne le pensait, parce que Sarpi lui apprit ensuite que le Sénat avait décidé que l’augmentation de salaire qui lui était accordée ne prendrait pas effet immédiatement, finalement, mais seulement au mois de janvier suivant.
À ces mots, Galilée explosa à nouveau. Et après le départ de Sarpi il prit des mesures immédiates pour répondre aux insultes, œuvrant dans deux directions. Il retourna à Venise avec une lunette beaucoup plus puissante, la meilleure que ses artisans avaient réussi à fabriquer, et l’offrit au doge en guise de présent, lui indiquant à quel point elle lui serait utile pour la protection de la République, combien il lui était reconnaissant du nouveau contrat, comment la splendeur du doge illuminait non seulement la Sérénissime mais toute la plaine du Pô, etc. Peut-être Dona mesurerait-il l’écart entre cette générosité et ce qui pouvait être tenu comme une réponse on ne peut plus tiède de son Sénat. Et peut-être pourrait-il intervenir pour revoir l’augmentation en conséquence. Ce n’était pas la réaction la plus probable, mais ce n’était pas impossible.
Ensuite, sur le front florentin – qui faisait toujours partie de sa vie, même si, au cours des dix-sept dernières années, il avait vécu à Padoue et travaillé pour Venise –, Galilée écrivit à Belisario Vinta, le secrétaire du jeune grand-duc Cosme, pour lui parler de la lunette, proposant d’en offrir une au prince et de lui apprendre à l’utiliser. Quelques-unes des phrases de conclusion de la lettre entamaient le processus de demande de parrainage à la cour des Médicis.
Il y avait là quelques obstacles à négocier. Galilée avait été le tuteur du jeune Cosme quand son père Ferdinand était grand-duc, ce qui était bien. Mais on lui avait aussi demandé, l’année précédente, d’élaborer un horoscope pour Ferdinand, ce qu’il avait fait, et il avait déterminé, comme d’habitude, que les étoiles prédisaient une longue et belle vie au grand-duc. Or il se trouve que Ferdinand était mort peu de temps après. Et ça, c’était mauvais. Dans le tumulte de l’enterrement et de la succession, personne n’avait rien dit, on n’avait même pas paru se souvenir de l’horoscope, en dehors d’un unique regard pénétrant de Vinta lors de leur rencontre suivante. Cela n’avait, en fin de compte, peut-être pas d’importance. C’est Galilée qui avait enseigné les mathématiques à Cosme, et il l’avait traité avec beaucoup de gentillesse, évidemment, de sorte qu’ils s’aimaient bien. Cosme était un jeune homme intelligent, de même que sa mère, la grande-duchesse Christine, qui elle aussi aimait bien Galilée – c’était en vérité sa première vraie marraine à cette cour. Et comme Cosme était encore très jeune et qu’il n’avait pas l’habitude du pouvoir, elle exerçait une sorte de régence. Les perspectives, de ce côté-là, étaient donc bien réelles. Et puis, tout bien considéré, Galilée était un Florentin ; il était chez lui à Florence. Sa famille y habitait encore, ce qui n’était pas bon mais inévitable.
C’est pourquoi, toujours très en colère contre les Vénitiens à cause de leur ingratitude, il négligea ses cours à Padoue, écrivit de grandes lettres à des amis influents et commença à dresser des plans pour déménager.
Pendant ce temps-là, malgré les discordances et le chaos du tumulte des jours, il passa toutes les nuits sans nuages dans le jardin, à regarder le ciel par la meilleure lunette à sa disposition. Une nuit, il réveilla Mazzoleni et l’emmena regarder la Lune. Le vieil homme jeta un coup d’œil dans le tube et releva la tête en souriant, secouant la tête tant il était émerveillé.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— C’est un monde, comme celui-ci.
— Il y a des gens, là-haut ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
Lorsque la Lune était levée, et pas trop pleine, Galilée l’observait. Il avait jadis pris des leçons de dessin auprès de son ami florentin Ostilio Ricci, le plus doué pour faire des croquis de ses idées mécaniques. L’un des exercices du traité de Ricci sur la perspective consistait à dessiner des sphères incrustées de figures géométriques, comme des pyramides ou des cubes en volume, chacun étant dessiné légèrement différemment pour indiquer sa situation sur la surface cachée de la sphère qui se trouvait dessous. C’était un exercice minutieux, méticuleux, très polito, auquel Ricci avait reconnu que Galilée avait fini par lui devenir supérieur. À présent, Galilée découvrait que cela lui avait procuré les compétences nécessaires non seulement pour dessiner les objets que la lunette lui montrait sur la Lune, mais, déjà, rien que pour les voir.
Il était particulièrement révélateur de tracer le terminateur, la ligne qui séparait le jour et la nuit sur la Lune, où la lumière et l’ombre se mêlaient pour former des motifs qui changeaient de nuit en nuit. Comme il l’écrivit dans ses carnets de notes : Avec la Lune en divers aspects par rapport au Soleil, certains pics dans la partie sombre de la Lune paraissent inondés de lumière, bien que très éloignés de la frontière entre l’ombre et la lumière. En rapportant la distance qui les sépare du terminateur au diamètre entier de la Lune, j’ai découvert que cet intervalle excédait parfois la vingtième partie du diamètre.
Depuis l’Antiquité, on estimait le diamètre de la Lune à environ deux mille milles ; aussi disposait-il de suffisamment d’éléments pour mener à bien un simple calcul géométrique de la hauteur de ces montagnes lunaires. Il traça un cercle représentant la Lune, puis il dessina dessus un triangle dont un côté était le rayon à l’endroit du terminateur, un autre un rayon passant par le sommet de la montagne illuminée dans la zone obscure, et le troisième une ligne figurant la lumière du Soleil qui allait de la ligne du terminateur au sommet de la montagne. Les deux côtés qui se rencontraient sur le terminateur étant à angle droit, il pouvait en déduire leur longueur, basée sur le diamètre supposé, et donc, en appliquant le théorème de Pythagore, calculer la longueur de l’hypoténuse. En soustrayant cette hypoténuse du rayon de la Lune, on obtenait quatre milles, soit la hauteur de la montagne au-dessus de la surface au niveau du terminateur.
Mais sur Terre, écrivit-il, il n’existe pas une seule montagne qui atteigne seulement une hauteur perpendiculaire d’un mille.
Les montagnes de la Lune étaient plus hautes que les Alpes !
Une nuit, alors que la Lune était en son dernier quartier, il repéra un cratère parfaitement rond, juste au milieu du terminateur, et très près de l’équateur. Il le représenta un peu plus grand qu’il ne l’observait pour mettre en valeur la façon dont il apparaissait au regard, et combien il ressortait nettement de son environnement. Un bon dessin astronomique, décida-t-il, devait évoquer la vision que les spectateurs suivants chercheraient, plutôt que la représenter parfaitement à l’échelle, ce qui, dans la diminution du dessin, la rendrait simplement trop petite. Le fait d’attirer l’attention dessus était en soi une forme de grossissement.
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