Il regarda jusqu’à en avoir mal aux yeux, et que les points de lumière dansent dans l’oculaire comme des moucherons au soleil. Il avait froid, il tremblait presque, le dos comme une charnière rouillée à l’intérieur de son corps. Il avait l’impression qu’il s’endormirait à la seconde où il s’allongerait : un sentiment voluptueux pour un éternel insomniaque. Il s’y complut le temps de gagner son lit en titubant.
Son lit vide. Pas de Marina. Il l’avait fichue dehors, et sa vie était tellement plus paisible. Et pourtant, il éprouva un bref pincement de regret alors qu’il plongeait dans la mare insondable du sommeil. Ç’aurait été agréable d’avoir quelqu’un à qui le dire. Enfin, il le dirait au monde.
Cette pensée faillit le réveiller.
Six jours seulement après sa démonstration devant le Sénat vénitien, la récompense arriva sous la forme d’une nouvelle proposition de contrat de travail. Le procurateur Antonio Priuli, l’un des directeurs de l’université de Padoue, sortit de la Sala del Senato pour prendre Galilée par la main.
— Sachant comment vous avez servi Venise pendant dix-sept ans et sensible à la courtoisie dont vous avez fait preuve en faisant don de votre occhialino à la République, le Sénat a ordonné votre élection au professorat à vie, si cela vous convient, avec un salaire de mille florins par an. Ils sont bien conscients que votre contrat actuel court encore pendant un an, et pourtant ils veulent que l’augmentation de salaire commence ce jour même.
— Votre Honneur, veuillez transmettre à Sa Sérénité et à tous les pregadi mes plus vifs remerciements pour cette proposition des plus aimables et généreuses, répondit Galilée. Je leur baise les mains et j’accepte avec la plus grande gratitude.
À la seconde même où il fut hors de portée de voix, il lâcha un sonore « Et merde ! ».
Une fois rentré chez lui, il commença à jurer d’une façon qui vida les pièces bien avant qu’il les traverse comme l’eût fait un vent de tempête, en donnant des coups de pied dans les meubles.
— Et merde, merde, merde ! Les cons ! Les sales bâtards, les soddomitecci !
Il ne pouvait s’empêcher de penser, comme toujours, que Cremonini, ce vieux tocard avec lequel il avait pris un malin plaisir à croiser le fer au fil des ans, recevait déjà mille florins par an du Sénat vénitien. C’était la différence de statut entre la philosophie et les mathématiques en ce bas monde – inversement proportionnelle à ce qui aurait été juste, comme bien souvent. Le plus mauvais des philosophes était deux fois mieux payé que le meilleur des mathématiciens.
Sans compter qu’un salaire fixé à perpétuité voulait dire qu’il n’y aurait jamais d’augmentation, et Galilée connaissait au quattrini près ses dépenses, qui étaient telles que cette augmentation ne ferait que les couvrir, ne lui permettant de payer ni la dot de sa sœur, ni ses autres dettes.
En outre, le salaire lui était versé pour son enseignement, comme auparavant – ce qui signifiait qu’il n’aurait pas le temps de rédiger ses expériences, ou d’en faire de nouvelles. Tout le travail contenu dans les carnets de note de l’atelier y resterait à moisir.
Ce n’était donc pas le résultat le plus exaltant qui se pût imaginer, compte tenu du potentiel extraordinaire du nouveau dispositif qu’il était en train de mettre au point, et de son importance stratégique – évidente pour quiconque avait assisté à la démonstration. Le triomphe de ce jour-là avait permis à Galilée d’imaginer une sinécure de toute une vie, toutes ses dettes remboursées et ses dépenses payées, après quoi il aurait été libéré de tous ses travaux en dehors de la recherche et des consultations, qu’il aurait mises très fidèlement aux bons services de la Sérénissime. Ils en auraient tiré un grand profit, et dans n’importe quel duché, principauté ou royaume, ce genre de patronage n’aurait pas été exceptionnel. Mais Venise était une république, et le patronage de cour tel qu’il était pratiqué à Florence ou à Rome, ou presque partout ailleurs en Europe, n’existait pas ici. Les citoyens de la République travaillaient pour la République, et étaient payés en rapport. C’était une chose admirable – quand on pouvait se la permettre.
— Et merde, répéta-t-il faiblement en regardant son établi. Les sales bâtards.
Mais dans un coin de sa tête il commençait déjà à calculer comment les mille florins par an permettraient de faire face aux frais et de solder ses dettes.
Et puis il apprit par une lettre de Sarpi que certains sénateurs se plaignaient un peu partout que la lunette était très répandue en Hollande et partout ailleurs en Europe du Nord, que ce n’était donc pas une découverte de Galilée, et qu’il avait présenté son système en s’en attribuant faussement l’invention.
— Je n’ai jamais prétendu avoir inventé l’idée ! se récria Galilée. J’ai seulement dit que je l’avais grandement améliorée, ce que j’ai fait ! Dites à ces vils salopards de trouver ailleurs une lunette aussi bonne que la mienne, s’ils croient cela possible !
Il se fendit d’une longue lettre qu’il envoya à Sarpi afin qu’il la transmette aux sénateurs :
Des nouvelles sont arrivées à Venise, où je me trouvais à ce moment-là, selon lesquelles un Hollandais avait une lunette qui permettait, lorsqu’on regardait dedans, de voir des objets éloignés aussi nettement que s’ils étaient proches. Muni de ce simple fait, je suis rentré à Padoue et j’ai réfléchi au problème. J’ai trouvé la solution dès la première nuit de mon retour chez moi, et le lendemain j’ai confectionné un instrument, ce que j’ai annoncé à mes amis à Venise. J’ai mis au point un instrument perfectionné avec lequel je suis retourné à Venise, et je l’ai montré aux illustrati de la République, provoquant leur étonnement et leur admiration – tâche qui m’a demandé beaucoup d’efforts.
On pourrait peut-être dire que je ne mérite pas grand crédit pour la fabrication d’un instrument dont je connaissais par avance l’existence. À cela je réponds que l’aide qui m’a été apportée par cette information consistait à aiguiller mes pensées dans cette direction particulière, et que sans cela, évidemment, il se pourrait qu’elles ne se soient jamais portées par là. Mais je nie formellement le fait que cette simple information m’ait facilité l’acte de l’invention, et j’irai même plus loin : trouver la solution à un problème défini exige un effort de génie plus grand que la résolution d’un problème non spécifié. Car dans ce dernier cas le hasard, la chance pure, peut jouer le plus grand rôle, alors que dans le précédent tout découle du travail de l’esprit intelligent et du raisonnement. Nous sommes donc tout à fait sûr que le Hollandais était un simple fabricant de lunettes qui, manipulant par hasard différentes formes de verres, a aussi regardé par hasard à travers deux d’entre eux, a vu et noté le résultat surprenant, et donc découvert l’instrument. Alors que moi, à la simple nouvelle de l’effet obtenu, j’ai découvert le même instrument, non par hasard mais par le truchement du raisonnement à l’état pur ! La tâche ne m’a en aucune façon été facilitée par la connaissance du fait que la conclusion vers laquelle je tendais existait déjà.
Certains pourraient croire que la certitude du résultat visé constitue une grande aide pour l’atteindre : qu’ils se plongent dans l’histoire, et ils découvriront qu’Archytas a fabriqué une colombe capable de voler, et qu’Archimède a conçu un miroir qui brûlait les objets à une grande distance. En raisonnant sur ces choses, ces gens seront assurément capables, sans trop de mal et avec de grands honneurs et avantages, de nous dire comment ils ont été construits. Non ? S’ils n’y arrivent pas, ils pourront donc attester à leur propre satisfaction que la facilité de fabrication qu’ils s’étaient promise à partir de la connaissance antérieure du résultat est bien moins évidente qu’ils ne l’avaient imaginé…
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