— Avec ton pardon, ô cheikh, je soulignerai que nous parlons là d’homicides de sang-froid, pas de querelles ou de disputes. Et ni les Allemands ni les Russes ne sont nos amis bien-aimés. Leurs querelles internes ne nous regardent en rien, ici dans notre ville. »
Papa hocha la tête. « Perspective limitée, répéta-t-il doucement. Quand les contrées infidèles de ce monde éclatent en morceaux, notre force se révèle. Quand les deux grands shaïtans, les États-Unis et l’Union soviétique, ont éclaté l’un et l’autre en une constellation d’États séparés, ce fut la marque d’Allah. »
« La marque ? » Je me demandais quel rapport pouvait avoir tout ceci avec Nikki, les fils dans mon cerveau et les pauvres habitants délaissés du Boudayin.
Les sourcils de Friedlander bey se rapprochèrent, le faisant soudain ressembler à un guerrier du désert, un de ces puissants chefs qui l’avaient précédé, brandissant l’irrésistible Épée du Prophète. « Le djihad », murmura-t-il.
Le djihad. La guerre sainte.
Je sentis un frémissement sur ma peau, entendis le sang gronder à mes oreilles. À présent que les nations jadis dominantes étaient réduites à l’impuissance par la pauvreté et les dissensions internes, le temps était venu pour l’Islam d’achever la conquête entamée tant de siècles plus tôt. L’expression de Papa n’était guère différente de celle que j’avais lue dans les yeux de Xarghis Khan.
« Il en sera selon les désirs d’Allah. » Friedlander bey soupira en m’adressant un sourire approbateur, bienveillant. Je lui passais de la pommade. Cet homme était désormais plus dangereux que jamais. Il détenait un pouvoir quasi dictatorial sur la cité qui, couplé à son grand âge et cette illusion de grandeur, me poussaient à marcher sur des œufs en sa présence.
« Tu me feras un grand honneur en acceptant ceci », et il se pencha au-dessus de la table pour me tendre une nouvelle enveloppe. Je suppose que quelqu’un dans sa situation doit s’imaginer que l’argent est le don idéal pour celui qui a tout. N’importe qui d’autre pourrait trouver cela blessant. Je pris l’enveloppe.
« Tu me combles. Combien pourrais-je exprimer mes remerciements.
— C’est moi qui suis ton débiteur, mon fils. Tu as fort bien réussi et je récompense ceux qui exaucent mes désirs. »
Je ne regardai pas dans l’enveloppe – même moi, je savais que c’eût été quelque part un manquement aux bonnes manières. « Tu es le père de la générosité. »
Tout baignait entre nous. Il m’appréciait bien plus désormais que lors de notre première rencontre, si longtemps auparavant. « Je suis fatigué, mon fils, et je te demande de me pardonner. Mon chauffeur va te reconduire chez toi. Revoyons-nous bientôt, nous parlerons alors de ton avenir.
— Sur mes yeux et ma tête, ô Seigneur des hommes. Je reste à ta disposition.
— Il n’est de pouvoir et de puissance hors d’Allah l’exalté et le grand. » Cela ressemble à une réponse de politesse mais la formule est en général réservée aux moments de danger ou avant quelque action cruciale. Je dévisageai ce vieillard grisonnant, attendant quelque indice, mais il m’avait déjà congédié. Je fis mes adieux et quittai son bureau. Je réfléchis beaucoup durant le trajet de retour au Boudayin.
On était lundi soir et, chez Frenchy, c’était déjà la foule. Un mélange de marins de la navale et de la marchande, qui avaient parcouru les quatre-vingts kilomètres depuis le port ; il y avait cinq ou six touristes, en quête d’un certain genre d’animation et bien partis pour en découvrir un autre ; et aussi deux ou trois couples à la recherche d’anecdotes piquantes et colorées à raconter au retour. Saupoudrez le tout de quelques hommes d’affaires de la cité, qui connaissaient sans doute la chanson mais venaient malgré tout, pour boire un verre et contempler des corps dénudés.
Yasmin était assise entre deux marins. Ils riaient et s’adressaient des clins d’œil dans son dos – ils devaient croire qu’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient. Yasmin sirotait un cocktail au champagne. Elle avait devant elle sept verres vides. Elle, en tout cas, avait manifestement trouvé ce qu’elle cherchait. Frenchy prenait huit kiams par cocktail qu’il partageait avec la fille qui l’avait commandé. Yasmin avait déjà soulagé de trente-deux kiams ces deux joyeux bourlingueurs et, selon toute apparence, ce n’était qu’un début, la nuit ne faisait que commencer. Sans parler des pourboires. Yasmin s’y entendait à merveille : c’était un plaisir de la regarder opérer ; elle était capable de séparer un micheton de son fric plus vite que n’importe qui, hormis peut-être Chiriga.
Il y avait plusieurs sièges libres au bar, un près de la porte, les autres dans le fond. Je n’ai jamais aimé m’asseoir près de la porte, on a l’air d’un touriste, ou je ne sais quoi. Je me dirigeai vers la pénombre du fond de la salle. Avant que j’eusse atteint le tabouret, Indhira m’arriva dessus : « Vous seriez plus confortable dans une stalle, monsieur…»
Je souris. Elle ne m’avait pas reconnu, en djellabah et sans barbe. Elle suggérait une stalle parce que si je m’asseyais sur un tabouret, elle ne pourrait pas s’installer à côté de moi et s’occuper de mon portefeuille. Indhira était une fille sympa, je n’avais jamais eu de problème avec elle. « Je vais me mettre au bar, je veux causer avec Frenchy. »
Elle haussa les épaules puis se retourna pour trier le reste de la foule. Tel un faucon à l’affût, elle avisa trois marchands à l’air prospère assis avec une fille et une changiste. Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois. Indhira fonça.
La serveuse de Frenchy, Dalia, vint vers moi, traînant derrière elle son torchon humide sur le comptoir. Elle fit un ou deux passages devant moi, puis déposa un dessous de verre. « Une bière ?
— Gin-bingara avec un trait de Rose. »
Elle plissa les yeux. « Marîd ?
— C’est mon nouveau look. »
Elle posa son torchon sur le bar et me dévisagea. Sans dire un mot. Jusqu’à ce que je finisse par me sentir gêné. « Dalia ? »
Elle ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit. « Frenchy, s’écria-t-elle. Le voilà ! »
Je ne savais pas ce que ça voulait dire. Tout le monde se retourna pour me regarder. Frenchy quitta sa chaise près de la caisse et se dirigea vers moi d’un pas lourd. « Marîd, dit-il, paraît que t’aurais épinglé le type qu’a nettoyé les Sœurs…»
Je me rendis compte que j’étais devenu une vedette. « Oh ! dis-je, ce serait plutôt lui qui m’a épinglé ! Il se débrouillait pas mal, d’ailleurs, jusqu’à ce que je décide de prendre les choses en main. »
Frenchy sourit. « T’as été le seul à avoir assez de couilles pour le traquer. Même les plus fins limiers de la cité étaient dix pas derrière. Tu as sauvé un tas de vies, Marîd. À partir d’aujourd’hui, tu bois gratis ici et dans toutes les autres boîtes de la Rue. Pas de pourliche non plus, je préviendrai les filles. »
C’était le seul geste significatif qu’il était en mesure de faire et je sus l’apprécier à sa juste valeur. « Merci, Frenchy. » J’eus tôt fait d’apprendre à quel point être une vedette peut devenir gênant.
Nous devisâmes un moment. J’essayai de le persuader qu’il y avait encore un tueur en goguette mais il ne voulut rien savoir. Il préférait croire que le danger était passé. Je n’avais pas de preuve que le second assassin fût encore en ville, après tout. Il ne s’était pas servi de cigarette sur quiconque depuis la mort de Nikki. « Qu’est-ce que tu cherches ? » demanda Frenchy.
Je levai les yeux vers la scène où dansait Blanca. C’était elle qui avait découvert le corps de Nikki dans l’impasse. « J’ai un indice et une petite idée de ce qu’il aime faire subir à ses victimes. » Je parlai à Frenchy du mamie que Nikki avait eu dans son sac, ainsi que des ecchymoses et brûlures de cigarettes relevées sur les corps.
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