Frenchy parut songeur. « Tu sais, dit-il enfin. Je me rappelle effectivement qu’on m’a parlé d’un client dans ce genre…
— Comment ça ? Il a essayé de brûler la fille, ou quoi ? »
Frenchy hocha la tête. « Non, pas ça. On m’a raconté que lorsque la fille a déshabillé le mec, il était entièrement recouvert de ce genre de brûlures et de marques.
— C’était le client de quelle fille, Frenchy ? Il faut que je lui parle. »
Son regard se perdit dans le brouillard, il cherchait à se souvenir. « Oh ! fit-il enfin, de Maribel.
— Maribel ? » dis-je, incrédule. Maribel était cette vieille qui occupait un tabouret à l’angle du bar. Toujours le même. Elle devait avoir entre soixante et quatre-vingts ans, elle avait été danseuse un demi-siècle auparavant, quand elle avait encore un visage et un corps. Puis elle cessa de danser pour se consacrer à des débouchés plus immédiatement rentables. Quand elle vieillit encore, il lui fallut diminuer sa marge bénéficiaire pour continuer à être compétitive vis-à-vis des modèles plus récents. À présent, elle portait une perruque de nylon rouge qui avait la consistance et l’élasticité des gazons synthétiques du quartier européen. Elle n’avait jamais eu l’argent pour se payer des modifications physiques ou mentales. Entourée par les plus beaux corps qu’on puisse se payer, elle paraissait encore plus âgée qu’en réalité. Maribel était manifestement désavantagée. Elle surmontait toutefois ce handicap grâce à d’astucieuses techniques de marketing orientées vers la personnalisation des attentions, pour la plus grande satisfaction du client : pour le prix d’un cocktail au champagne, elle offrait à son voisin les bénéfices d’une dextérité affinée par des années d’expérience. Au comptoir même, assis et devisant comme s’ils étaient tout seuls dans une quelconque chambre de motel. Maribel mettait en valeur le proverbe arabe : les meilleures attentions sont les plus expéditives. Bien entendu, c’était elle qui devait faire pour l’essentiel les frais de la conversation ; mais à moins d’y regarder de près – ou quand le type ne pouvait dissimuler son regard vitreux – personne n’aurait pu deviner qu’une relation intime était en train de se dérouler.
La plupart des filles voulaient se faire payer sept ou huit verres avant de songer simplement à entamer les négociations. Maribel était pressée par le chronomètre, elle n’avait pas de temps à perdre à ça. Si Yasmin était le Neiman-Marcus de la profession – et selon moi, elle l’était –, Maribel en était l’Abdoul-Maboul Super-Braderie.
C’est bien pourquoi je trouvais l’histoire de Frenchy un peu dure à avaler. Maribel n’aurait jamais l’occasion de découvrir des cicatrices sur la peau de son client. Pas en restant comme ça, assise à un coin de comptoir.
« Elle a ramené le mec chez elle, dit Frenchy, hilare.
— Qui irait chez Maribel ? » C’était quand même un peu gros.
« Quelqu’un qui a besoin de fric.
— Putain… C’est elle qui paie les mecs pour la baiser ?
— L’argent circule en ce bas monde comme tout le reste…»
Je remerciai Frenchy du renseignement et lui dis que j’avais besoin de parler à Maribel. Il rigola et retourna se percher sur son tabouret. J’allai m’installer sur le siège à côté d’elle. « Salut, Maribel. »
Elle dut me regarder un bon moment avant de me reconnaître. « Marîd », fit-elle gaiement. Entre la première syllabe et la seconde, sa main avait déjà bondi vers mon entrejambe. « Tu me paies un verre ?
— D’accord. » Je fis signe à Dalia, qui déposa devant la vieille un cocktail au champagne. Dalia m’adressa un sourire torve et je ne pus que hausser les épaules, impuissant. Dans la boîte à Frenchy, on servait toujours aux filles et aux changistes un grand gobelet en inox rempli d’eau glacée pour accompagner leur cocktail. Elles disaient que c’était parce qu’elles n’aimaient pas le goût de la liqueur, et que pour faire descendre tout cet alcool il fallait le faire passer avec de l’eau glacée. Elles sirotaient leur champagne ou autre liqueur forte, puis passaient à l’eau. Les clients trouvaient que c’était quand même dur pour ces pauvres filles d’être obligées d’ingurgiter deux ou trois douzaines de verres tous les soirs si elles n’aimaient pas l’alcool. En vérité, elles n’en buvaient pas une goutte : elles le recrachaient dans le gobelet métallique. À intervalles réguliers, Dalia récupérait le gobelet et le vidait en prétextant de renouveler les glaçons. Maribel n’avait pas besoin du crachoir : elle aimait bien sa gnôle.
Je dois le reconnaître, la main de Maribel était aussi experte que celle de n’importe quel orfèvre. La perfection naît de la pratique, je suppose. J’allais lui dire de s’arrêter et puis je songeai : qu’est-ce que ça peut foutre ! Ça fera toujours une expérience formatrice. « Maribel », commençai-je, Frenchy me dit que tu aurais vu quelqu’un avec des brûlures et des ecchymoses plein le corps. Tu te souviens de qui ?
— Moi ?
— Un client que t’as ramené chez toi.
— Quand ça ?
— Je ne sais pas. Si je pouvais trouver cet individu, il pourrait être en mesure de me dire certaines choses susceptibles de sauver des vies humaines.
— Vraiment ? Et y aurait une récompense à la clé ?
— Cent kiams. Si la mémoire te revient. »
Là, ça lui coupa le sifflet. Elle n’avait pas revu cent kiams d’un coup depuis ses années de gloire, et ça remontait au siècle précédent. Elle traqua ses souvenirs en désordre, cherchant désespérément à former une image mentale. « J’ vais t’ dire… y avait bien un type dans le genre, ça j’ m’en souviens ; mais pas moyen de me rappeler qui. J’ vais l’ retrouver, malgré tout. Si la prime tient toujours…
— Dès que la mémoire te revient, passe-moi un coup de fil ou dis-le à Frenchy.
— J’aurai pas à partager l’argent avec lui, hein ?
— Non. » Yasmin était sur scène à présent. Elle me vit assis avec Maribel, vit le mouvement d’ascenseur que décrivait son bras. Yasmin me jeta un regard dégoûté et détourna la tête. Je rigolai. « Merci, mais ça ira comme ça, Maribel.
— Tu pars déjà, Marîd ? remarqua Dalia. Ça n’a pas été long.
— T’occupe, Dalia. »
Je sortis de chez Frenchy, tracassé de voir mes amis, tout comme Okking, Hassan et Friedlander bey, se croire à présent en sécurité. Je savais que tel n’était pas le cas, mais ils n’avaient pas envie de m’écouter. J’en vins presque à souhaiter que quelque événement terrible se produise, rien que pour leur prouver que j’avais raison ; mais je n’avais pas envie d’en assumer la culpabilité.
Au milieu de leur soulagement et de leurs célébrations, je me sentais plus solitaire que jamais.
« Tu n’en as pas envie. »
Audran le regarda. Assis devant lui, les yeux mi-clos, Wolfe ressemblait à une statue, pinçant les lèvres ou les faisant alternativement saillir en une moue dubitative. Il tourna la tête d’une fraction de centimètre et me dévisagea : « Tu n’en as pas envie, répéta-t-il.
— Mais si ! s’écria Audran. Je n’ai qu’une envie, c’est que toute cette histoire soit terminée.
— Toujours est-il (et il brandit un doigt) que tu continues à espérer qu’apparaisse une solution simple, un moyen quelconque qui n’engendre pas le danger ou, ce qui est pire encore dans ton optique, la laideur. Si Nikki s’était fait tuer proprement, simplement, alors tu aurais sans doute traqué son assassin sans relâche. Le fait est que la situation devient de plus en plus répugnante et tu n’as qu’un désir, y échapper. Regarde-toi un peu maintenant : planqué dans le placard à linge sale de quelque pauvre fellah anonyme. » Il fronça les sourcils, désapprobateur.
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