— Le garçon t’a laissé entrer ?
— Je lui ai filé un billet de mille et lui ai ôté la décision des mains. Et le billet de mille, par la même occasion. »
Hassan me servit son petit rire patelin. « J’aime bien ce garçon, comme tu le sais, mais c’est un Américain. » Je ne suis pas sûr de ce qu’il insinuait par là : « C’est un Américain, alors il est un peu stupide » ou bien « C’est un Américain, il y en a des tas d’autres. »
« Il ne nous dérangera plus.
— Bien, ô excellent ami », dit Hassan. Ses yeux glissèrent fugitivement vers le lieutenant Okking qui gisait écartelé sur le sol, pieds et poings liés par des cordelettes en nylon à des anneaux métalliques ancrés dans les murs. Il était manifeste qu’Hassan n’en était pas à son coup d’essai avec lui ; loin de là. Okking avait le dos, les jambes, les bras, la tête, marqués de brûlures de cigarettes et sillonnés de longues traînées écarlates de sang. S’il hurlait encore, je ne le remarquai pas, car les papies polarisaient tous mes sens sur Hassan. Okking était encore en vie, toutefois. Ça, je pouvais au moins le constater.
« T’as fini par coincer le flic. Ça t’embête qu’il n’ait pas le cerveau câblé ? T’aimes bien te servir de ce mamie de contrebande, pas vrai ? »
Hassan haussa un sourcil. « Oui, quel dommage, n’est-ce pas… Mais bien sûr, en revanche, ton implant suffira. C’est d’ailleurs un plaisir que j’attends avec impatience. Je te dois des remerciements, mon neveu, pour m’avoir suggéré le policier. Personnellement, j’avais toujours cru que mon hôte, ici présent, était le parfait abruti qu’il prétendait être. Tu as soutenu qu’il gardait par-devers lui des informations. Je ne pouvais prendre le risque que tu puisses avoir raison. » Je fronçai les sourcils et contemplai le corps d’Okking qui se tordait sur le sol. Je me promis que plus tard, quand j’aurais recouvré mes esprits, mon esprit, je vomirais.
« Depuis le début », dis-je comme si je discutais simplement du prix des beautés, « j’ai cru qu’il y avait deux tueurs porteurs de mamies. Quelle stupidité : c’était en fait d’un côté effectivement un mamie, et de l’autre un bon vieux fêlé de la cafetière. Je voulais me mesurer à quelque voyou d’envergure internationale, à un génie de la haute technologie quand il ne s’agissait en fait que du vieux cochon du quartier. Quel gâchis de temps, Hassan ! Je devrais avoir honte de piquer l’argent de Papa pour ça…» Sans cesser de parler, bien entendu, je m’approchais de lui, centimètre par centimètre, tout en fixant toujours Okking en hochant la tête : bref, adoptant le comportement du brave sergent de police dans les films, celui qui essaie d’amadouer le pauvre tordu pour l’empêcher d’enjamber la balustrade. Eh bien, vous pouvez me croire sur parole : c’est plus dur que ça en a l’air.
« Friedlander bey t’a payé le dernier kiam que tu verras jamais. » Son ton avait l’air sincèrement attristé.
« Peut-être, et peut-être pas…», dis-je, continuant à progresser à pas lents, sans quitter des yeux les doigts épais et boudinés d’Hassan, qui enserraient un poignard arabe tout ordinaire, à lame incurvée. « J’ai été tellement aveugle. Tu travaillais pour les Russes.
— Évidemment, cracha Hassan.
— Et tu as enlevé Nikki. »
Il leva les yeux sur moi, surpris. « Non, mon neveu, c’est Abdoulaye qui l’a fait, pas moi.
— Mais il suivait tes instructions.
— Celles de Bogatyrev.
— Abdoulaye l’a enlevée à la villa de Seipolt. »
Hassan se contenta d’acquiescer.
« Donc, elle était encore en vie la première fois que j’ai questionné Seipolt. Elle se trouvait quelque part chez lui. Il la voulait vivante. Puis, quand je suis retourné exiger de lui des réponses, c’est lui qui était mort. »
Hassan me fixait, en tripotant son couteau.
« Après la mort de Bogatyrev, tu l’as tuée et as fait disparaître son corps. Ensuite tu as tué Abdoulaye et Tami pour te protéger. Qui l’a forcée à écrire ces billets ?
— Seipolt, ô mon astucieux ami.
— Okking est donc le dernier. Le seul à pouvoir encore faire le lien entre toi et les meurtres.
— Avec toi, bien sûr.
— Bien sûr. T’es un sacré bon acteur, Hassan. Tu m’as bien eu. Si je n’avais pas trouvé ton module de contrebande…» (un rictus de surprise révéla ses dents éclatantes) « …et deux ou trois trucs qui reliaient Nikki à Seipolt, je n’aurais jamais eu la moindre piste. Mais l’assassin des Allemands et toi, vous avez accompli un boulot de première classe. Jamais je ne t’aurais démasqué jusqu’à ce que je comprenne que tous les renseignements importants, sans exception, transitaient par toi. De Papa à moi, et vice versa . Je l’avais sous le nez depuis le début ; tout ce qu’il fallait, c’était que j’ouvre les yeux. En fin de compte, la déduction était évidente : c’était toi, toi et tes putains de petits doigts gras et boudinés…» Je n’étais plus qu’à trois mètres de lui, prêt, toujours aussi prudemment, à avancer encore d’un pas, quand il me tira dessus.
Il avait un petit pistolet blanc avec lequel il expédia une rangée d’aiguilles en décrivant dans les airs un grand arc de cercle. Les deux dernières du chargeur me cueillirent au flanc, juste sous le bras gauche. Je les sentis vaguement, presque comme si elles avaient touché quelqu’un d’autre. Je savais que j’allais salement déguster d’ici un petit moment, et une partie de mon esprit, sous les papies, se demandait si les aiguilles étaient empoisonnées ou si ce n’étaient que des bouts de métal acérés destinés à me déchirer la chair. Si elles étaient enduites de drogue ou de poison, je le saurais bien assez tôt. Le temps était au désespoir. J’en oubliai complètement que j’avais le paralysant sur moi ; de toute manière, je n’avais aucune intention de me lancer dans un duel au pistolet avec Hassan. Je saisis le papie de contrebande et l’insérai alors même que je m’effondrais, blessé.
C’était comme… comme si je me retrouvais ligoté sur une table tandis qu’un dentiste me perforait le palais à la roulette. C’était comme de se trouver au bord d’une crise d’épilepsie sans y tomber franchement, en souhaitant soit qu’elle disparaisse, soit qu’elle se déclenche, histoire d’en être enfin débarrassé. C’était comme si les projecteurs les plus éblouissants du monde me vrillaient les yeux, comme si les bruits les plus tonitruants m’explosaient aux oreilles, comme si des démons m’avaient passé la chair au papier de verre, comme si des odeurs d’une puanteur repoussante m’assaillaient le nez, comme si le fumier le plus répugnant m’obstruait la gorge. J’étais volontiers prêt à mourir sur-le-champ, rien que pour faire cesser ce supplice.
À mourir, ou à tuer.
Je saisis Hassan par les poignets et plantai mes dents dans sa gorge. Je sentis le sang chaud m’éclabousser le visage ; je me souviens d’avoir remarqué quel goût merveilleux il avait. Hassan poussa un hurlement de douleur. Il me frappa la tête mais ne put se libérer de mon étreinte démente, purement bestiale. Il se débattit et nous tombâmes par terre. Il se dégagea, glissa un chargeur neuf dans son pistolet et me tira dessus, encore, et encore, tandis que je lui sautais à la gorge. Je lui déchirai la trachée à belles dents et lui plantai mes doigts dans les yeux. Je sentais le sang me dégouliner aussi le long des bras. Fou de douleur, Hassan poussait des cris horribles mais ils étaient quasiment noyés par mes propres hurlements. Le papie noir continuait à me torturer, brûlant toujours comme de l’acide dans ma tête. Tous mes cris, toute la férocité sauvage et furieuse de mon attaque, ne parvenaient en rien à diminuer mon tourment. Je continuais de griffer, lacérer, déchirer le corps sanglant d’Hassan.
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