Hal Clement
Mission Gravité
Pocket, coll. Science-Fiction n° 5132, avril 1982
Illustration de Wojtek Siudmak
Cet ouvrage à aussi été publié sous le titre « Question de poids » collection Ailleurs et Demain, 1971
Titre original : « Mission of gravity », 1954
Traduit de l’américain par Pierre Versins et Martine Renaud
Tel un animal vivant, le vent traversait la baie. Il déchiquetait la mer, avec une telle fureur qu’on ne pouvait dire où l’élément liquide laissait place à l’atmosphère. Il tentait de soulever des vagues dont la moindre eût englouti le Bree, mais il les éparpillait en un impalpable embrun avant qu’elles aient atteint trente centimètres de hauteur.
L’embrun cinglait Barlennan, blotti sur le radeau de poupe du Bree. Le navire avait été halé au sec depuis longtemps, à l’abri, dès qu’on avait été sûr de rester là tout l’hiver. Barlennan ne se sentait quand même pas rassuré : ces vagues dépassaient de loin celles qu’il affrontait d’habitude en haute mer. La faible gravité qui leur permettait de s’élever si haut les empêchait aussi d’être dangereuses, mais cela ne suffisait pas à l’apaiser.
Il n’était pas fort superstitieux, mais qui peut prédire ce qui risque d’arriver quand on est si proche du Rebord du Monde ? Même l’équipage, où nul ne brillait par l’imagination, montrait quelques signes de malaise. Les gens murmuraient qu’un sort s’acharnait sur eux. Ce qui vivait au-delà du Monde, Ce qui envoyait ces vents terribles labourer des kilomètres et des kilomètres pouvait s’offenser d’être dérangé ainsi. À chaque accident nouveau, les murmures se renouvelaient, et les accidents étaient fréquents. Il paraissait évident au commandant que le fait de peser un kilogramme au lieu des deux cent soixante-quinze et plus auxquels on est accoutumé suffisait à expliquer tous les faux pas. Mais, apparemment, une certaine instruction, ou tout au moins l’habitude de penser avec logique, était nécessaire pour en décider ainsi.
Même Dondragmer, qui n’aurait pas dû se laisser prendre … Le long corps de Barlennan se roidit et ce fut presque en rugissant qu’il lança un ordre, avant de comprendre exactement ce qui se passait à deux radeaux de là. L’officier avait choisi cet instant, sans doute, pour vérifier les étais de l’un des mâts, profitant de la quasi-apesanteur pour se dresser de toute sa taille sur le pont. Vacillant, instable, il dominait, campé sur ses six jambes postérieures. Et bien que la plupart des gens du Bree fussent à présent habitués à de telles prouesses, ce n’en était pas moins une vision fantastique. Mais ce n’est pas là ce qui impressionnait tant le commandant. Lorsqu’on ne pesait plus qu’un kilo, il valait mieux s’accrocher à quelque chose, sous peine d’être balayé par la moindre brise. Et six jambes n’offraient pas un point d’appui suffisant. Quand une rafale surviendrait … Mais le commandant eût-il hurlé que, maintenant, aucun ordre n’eût été audible. Il avait déjà commencé à ramper par-dessus le premier des intervalles-tampons qui le séparaient de la scène quand il vit que l’officier avait tendu plusieurs filins du pont à son harnais. Il était presque aussi sûrement arrimé que le mât sur lequel il travaillait.
Barlennan se détendit. Il comprenait pourquoi Don faisait cela … simple défiance à l’égard de Ce qui dirigeait cette tempête. Et c’est délibérément qu’il se donnait en exemple à l’équipage. Le brave garçon, pensa Barlennan. Et il fixa de nouveau son attention sur le large.
Nul n’aurait pu préciser où se trouvait le rivage. Un tourbillon aveuglant d’embrun et de sable blanc noyait tout ce qui se trouvait à plus de cent mètres du Bree, dans n’importe quelle direction. Le vaisseau lui-même devenait plus difficile à distinguer, à mesure que les gouttes de méthane propulsées comme des balles le frappaient en s’écrasant sur les coques de ses yeux. Sous ses nombreux pieds, en tout cas, le pont était stable comme un roc. Pour léger qu’il fût maintenant, le navire ne semblait pas près de s’envoler. Ce devait être impossible, pensait Barlennan, farouche, en songeant aux vingtaines de câbles qui le retenaient à ses ancres enfouies profondément et aux arbres bas qui parsemaient la plage. Impossible … mais ce ne serait pas le premier bateau à disparaître pour s’être aventuré aussi près du Rebord. La méfiance de son équipage envers le Volant était peut-être justifiée. Après tout, cet être étrange l’avait bel et bien persuadé de demeurer là tout l’hiver. Et il s’était arrangé pour ne promettre aucune protection, au vaisseau non plus qu’à l’équipage. Cependant, si le Volant désirait les anéantir, il pourrait le faire plus rapidement et radicalement, sans doute, qu’en les poussant dans ce piège. Même ici, où le poids ne signifiait presque plus rien, s’il amenait au-dessus du Bree cette structure dans laquelle il se déplaçait, il n’y aurait plus grand-chose à dire.
Barlennan fit prendre à ses pensées un autre tour. Comme tout Mesklinite normal, il était absolument terrorisé à la seule idée de se trouver, ne fût-ce qu’un instant, sous quelque solide que ce fût.
L’équipage avait depuis longtemps cherché refuge sous les bâches … L’officier même s’était arrêté de travailler au moment où la tempête prenait corps. Tous étaient présents. Barlennan avait compté les bosses sous les toiles protectrices alors qu’il pouvait encore voir tout le vaisseau. Nul chasseur dehors, les marins n’avaient pas eu besoin de l’avis émis par le Volant qu’un ouragan approchait. Aucun d’entre eux, ces dix derniers jours, ne s’était écarté de plus de huit kilomètres du navire bien que, sous une telle gravité, huit kilomètres ne fussent pas une expédition.
Evidemment, ils avaient beaucoup de provisions. Barlennan n’était pas un fou et il faisait de son mieux pour ne pas en engager. Des vivres frais seraient pourtant les bienvenus. Il se demandait combien de temps cette tempête allait les immobiliser. Si clairement que les signes eussent annoncé l’approche de la perturbation, c’était quelque chose qu’ils ne précisaient pas. Le Volant peut-être en savait plus : Quoi qu’il en soit, en ce qui concernait le navire, on ne pouvait faire mieux. Autant s’entretenir avec l’étonnante créature. Barlennan ressentait toujours un léger frémissement d’incrédulité chaque fois qu’il considérait l’appareil donné par le Volant, et il ne se lassait pas de s’en réaffirmer les capacités.
C’était, abrité par une petite bâche particulière sur le radeau de poupe, près de lui, un bloc d’apparence solide long de huit centimètres, large et haut de moitié. Un point transparent à la surface autrement lisse d’une extrémité ressemblait à un œil et en faisait fonction. Le seul autre détail était un petit trou rond creusé dans l’une de ses longues faces. Le bloc était posé cette face en dessus, le bout « en œil » dépassant de peu la bâche. La bâche elle-même s’ouvrait sous le vent, bien sûr, de telle sorte que sa toile était appliquée contre la partie supérieure plate de l’appareil.
Barlennan glissa un bras sous la bâche, tâtonna jusqu’à ce qu’il ait trouvé le trou et y inséra sa pince. Il n’y avait aucune partie mobile, telle qu’interrupteur et bouton, mais cela ne le gênait pas … il n’avait pas plus connaissance de tels dispositifs que de relais thermiques, photoniques ou capacitaires. Il savait par expérience que le fait d’introduire quelque chose d’opaque dans ce trou attirait d’une certaine manière l’attention du Volant, mais aussi qu’il était bien inutile de chercher à comprendre. Ce serait, pensait-il parfois tristement, quelque chose comme enseigner la navigation à un enfant de dix jours. L’intelligence était peut-être là — réconfortant à penser — mais l’expérience manquait.
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