— Je serais prêt à parier que tu le savais déjà. Enfin, peu importe. Et toi, as-tu déjà été en relation avec lui ?
— Comment ça ? » Son ton se durcit.
« Pour affaires. L’import-export. Vous avez ça en commun.
— Oh, eh bien, je lui passais commande de temps en temps, s’il avait à offrir certains articles européens particulièrement intéressants ; mais je ne crois pas qu’il m’ait jamais acheté quoi que ce soit. »
Cela ne me menait nulle part. À sa requête, je lui fournis un bref récapitulatif des événements depuis ma découverte du corps de Seipolt. Quand j’eus terminé, il était de nouveau complètement terrorisé. Je lui parlai d’Okking et du caviardage des rapports de police. « C’est pour cela que j’ai besoin de voir Friedlander bey.
— Tu as des soupçons ?
— Ce n’est pas simplement le fait qu’il manque des informations dans les dossiers, et que Okking soit un agent étranger. Je n’arrive tout bonnement pas à croire qu’il ait consacré toutes les ressources du service à l’élucidation de ces crimes sans être encore parvenu à en tirer pour moi un seul élément d’information utilisable. Je suis sûr qu’il en sait plus qu’il ne veut bien me dire. Papa a promis qu’il le forcerait à partager ses informations. J’ai besoin d’en avoir le cœur net.
— Bien entendu, mon neveu, ne te tracasse pas pour ça. Ce sera fait, inchallah . Donc, tu n’as aucune idée de ce que le lieutenant peut savoir au juste.
— C’est la manière des flics, dis-je en français. Il peut aussi bien avoir déjà réglé toute l’affaire qu’en savoir encore moins que moi. Il est passé maître dans l’art de vous mener en bateau.
— Il ne peut pas mener en bateau Friedlander bey.
— Il essaiera.
— Sans succès. Veux-tu encore de l’argent, ô mon habile ami ? »
Merde, ça pouvait toujours servir. « Non, Hassan, je me débrouille fort bien pour l’instant. Papa s’est montré plus que généreux.
— Si tu as besoin de liquide pour poursuivre tes investigations, tu n’auras qu’à me contacter. Tu accomplis un excellent travail, mon fils.
— Au moins, je ne suis pas encore mort.
— Tu as l’esprit d’un poète, mon chéri. Je dois te quitter. Les affaires sont les affaires, comme tu le sais.
— Exact, Hassan. Rappelle-moi dès que tu auras parlé à Papa.
— Qu’Allah t’ait en sa sainte garde.
— Allah yisallimak . » Je me levai et rangeai de nouveau le téléphone ; puis je me mis à la recherche du premier des deux objets que j’avais trouvés dans le sac de Nikki : le scarabée dérobé à la collection de Seipolt. Cette reproduction en cuivre liait Nikki directement à Seipolt, tout comme sa bague que j’avais aperçue dans la maison de l’Allemand. Évidemment, maintenant que Seipolt se retrouvait parmi les chers disparus, la valeur de ces articles devenait discutable. Certes, le Dr Yeniknani avait encore le mamie pirate ; il pouvait constituer une importante pièce à conviction. J’estimai qu’il était temps de commencer à préparer une présentation de tout ce que j’avais appris depuis le début de mon enquête, au cas où j’aurais à fournir l’ensemble aux autorités. Pas à Okking, bien sûr, ni à Hadjar. Je n’étais pas certain de qui représentait les autorités adéquates mais je savais bien qu’elles devaient exister quelque part. Les trois pièces ne suffiraient pas à emporter la conviction de quiconque dans un tribunal européen, mais au regard de la justice islamique elles suffisaient amplement.
Je retrouvai le scarabée sous le rebord du matelas. J’ouvris la fermeture à glissière de mon sac et glissai le souvenir pour touristes de Seipolt au fond, sous mes vêtements. Je fis avec soin mes bagages, désireux de m’assurer que tous mes biens n’étaient plus dans l’appartement. Puis je fis çà et là des piles de tout un tas de trucs sans valeur. Je n’avais pas envie de passer trop de temps à faire le tri. Quand j’eus terminé, il ne restait rien dans le studio pour trahir que j’y eusse jamais vécu. J’éprouvai une tristesse cuisante : j’avais vécu dans cet appartement plus longtemps que n’importe où ailleurs dans ma vie. S’il y avait un endroit que je pouvais appeler mon chez-moi, ç’aurait dû être ce petit appartement. À présent, toutefois, ce n’était plus qu’une grande pièce abandonnée, avec des vitres sales et un matelas déchiré par terre. Je sortis, refermant la porte derrière moi.
Je rendis mes clés à Qasim, le propriétaire. Il fut surpris et chagriné de mon départ. « Je me suis bien plu dans ton immeuble, lui dis-je, mais il plaît à Allah que j’aille à présent m’installer ailleurs. »
Il m’embrassa et invoqua Allah pour qu’il nous mène l’un et l’autre sur le juste chemin menant au Paradis.
Je me rendis à la banque et me servis de ma carte pour solder intégralement mon compte et le fermer. Je fourrai les billets dans l’enveloppe que Friedlander bey m’avait envoyée. Dès que je me serais trouvé un autre point de chute, je l’ouvrirais pour voir de combien je disposais en tout ; disons que je me faisais languir en me forçant à ne pas regarder tout de suite.
Ma troisième étape fut à l’hôtel Palazzo di Marco Aurelio . J’étais à présent vêtu de ma djellabah et de mon keffieh mais avec les cheveux en brosse et le visage rasé. Je ne crois pas que le réceptionniste m’ait reconnu.
« J’ai réglé une semaine d’avance, lui dis-je, mais mes affaires m’obligent à libérer ma chambre plus tôt que prévu. »
Murmure du réceptionniste : « Nous sommes désolés de l’apprendre, monsieur. Nous avons été ravis d’avoir votre clientèle. » J’acquiesçai et déposai ma clé sur le comptoir. « Si vous me permettez, un instant…» Il tapa le numéro de la chambre sur son terminal, vit que l’hôtel me devait effectivement un peu d’argent et lança l’impression du reçu.
« Vous avez tous été fort aimables », lui dis-je.
Il sourit. « Ce fut un plaisir. » Il me tendit le reçu en m’indiquant le caissier. Je le remerciai encore. Quelques instants plus tard, je glissais le remboursement partiel dans mon sac de sport, avec le reste de l’argent.
Avec dans mon sac mon argent, mes mamies et papies, et ma garde-robe, je partis vers le sud-ouest, m’éloignant du Boudayin et du quartier de boutiques chic proches du boulevard Il-Djamil. Je parvins dans un faubourg pour fellahîn tout en ruelles et passages tortueux, aux petites maisons au toit en terrasse et aux murs délavés, avec des fenêtres fermées par des volets ou de fins croisillons de bois. Certaines étaient en meilleur état, avec des velléités de jardinage dans la terre sèche au pied des murs. D’autres en revanche étaient décrépites, avec leurs volets écornés bâillant au soleil comme la langue de chiens essoufflés. Je me dirigeai vers une bâtisse bien tenue et frappai à sa porte. J’attendis quelques minutes avant qu’elle s’ouvre, révélant un barbu imposant et musculeux. Les yeux plissés par la méfiance, il me scruta d’un air peu amène en mâchouillant un bout de bois coincé entre ses dents. Il attendit que je parle.
Sans aucune confiance, je me lançai dans mon récit. « J’ai été abandonné dans cette ville par mes compagnons. Ils m’ont volé toute notre marchandise et mon argent avec. Je suis obligé de quémander, au nom d’Allah et de l’Apôtre de Dieu, que la bénédiction d’Allah soit sur lui et la paix, ton hospitalité pour aujourd’hui et ce soir.
— Je vois, dit l’homme d’une voix renfrognée. La maison est fermée.
— Je ne te causerai aucune matière à offense. Je…
— Pourquoi n’essaies-tu pas de mendier là où l’hospitalité est plus généreuse ? On me dit qu’il existe ici et là des familles qui ont assez pour se nourrir et nourrir en plus des chiens et des étrangers avec. Moi, je suis bien content de gagner juste de quoi acheter des haricots et du pain à ma femme et mes quatre enfants. »
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