Tous les anciens camarades de Shaknahyi avaient voulu aider à porter le cercueil en aggloméré à travers les rues, aussi au lieu de six assistants pour tenir les cordons du poêle, était-ce une mêlée confuse d’hommes en uniforme qui se poussaient et se bousculaient, les bras désespérément tendus vers la misérable caisse. Ceux qui étaient trop loin pour la toucher flanquaient le cortège et formaient une longue parade à sa suite, se frappant du poing la poitrine et criant des actes de foi. On psalmodiait beaucoup, on égrenait force chapelets. Moi-même, je me surpris à bouger les lèvres en même temps que les autres, récitant d’antiques prières inscrites dans ma mémoire depuis mon plus jeune âge. Au bout d’un moment, je fus pris à mon tour dans ce curieux mélange de désespoir et de célébration. Je me surpris à louer Allah d’infliger tant d’injustices et d’horreurs à nos âmes impuissantes.
Au cimetière, je repris mes distances tandis que la bière dépourvue de tout ornement était portée en terre. Plusieurs des amis les plus proches de Shaknahyi dans le service se succédèrent pour pelleter. L’assistance prononça en chœur de nouvelles prières, bien que l’imam se fût abstenu d’accompagner le cortège jusqu’à son terme. Courageuse, Indihar tenait les mains d’Hâkim et Zahra, tandis que Petit Jirji, du haut de ses huit ans, s’accrochait à l’autre main de son frère. Quelques édiles s’approchèrent d’Indihar pour lui murmurer deux ou trois mots et elle hocha gravement la tête. Puis tous les policiers en uniforme défilèrent pour lui présenter tour à tour leurs condoléances. C’est à ce moment que je vis ses épaules commencer à s’affaisser ; je voyais bien qu’elle s’était mise à pleurer. Pendant ce temps, Petit Jirji contemplait les tombes en ruine et les pierres envahies par les ronces, le visage parfaitement inexpressif.
Quand la cérémonie fut achevée, tout le monde partit sauf moi. Le service avait prévu une petite collation au commissariat parce qu’Indihar n’avait pas d’argent pour cela non plus. Je sentais à quel point la situation était humiliante pour elle. En sus d’avoir enterré son mari, elle souffrait de voir sa pauvreté ainsi révélée à tous ses amis et relations. Pour de nombreux musulmans, des funérailles indignes sont pour les survivants une calamité presque aussi grande que la disparition de l’être cher.
Je choisis de ne pas assister à la réception au commissariat. Je restai donc en arrière, les yeux fixés sur la tombe anonyme de Jirji, l’esprit confus et douloureux. Je prononçai quelques prières tout seul, récitai quelques passages du Qur’ân. « Je te le promets, Jirji, murmurai-je, Jawarski ne s’en tirera pas comme ça. » Sans illusions : je savais que faire payer Jawarski n’améliorerait pas le repos de Shaknahyi, ni n’atténuerait la peine d’Indihar, ni ne faciliterait la vie de Petit Jirji, Hâkim et Zahra. Simplement, je ne savais quoi dire d’autre. Finalement, je m’éloignai de la tombe. Je me reprochai mes hésitations et priai pour que plus jamais elles ne fassent souffrir quelqu’un.
J’avais encore les obsèques dans la tête en conduisant de la planque secrète de Catavina au poste de police. J’entendis gronder le tonnerre et cela me surprit car on n’a pas souvent d’orages sur la cité. Je levai un œil vers le ciel à travers le pare-brise, mais il n’y avait pas un nuage en vue. Je ressentis un étrange frisson en me disant que le tonnerre était peut-être un avertissement divin pour marquer dans ma mémoire le souvenir des obsèques de Shaknahyi. Pour la première fois depuis sa disparition, j’éprouvai un profond sentiment de perte.
Je me mis également à songer que mon idée de vengeance serait inappropriée. Retrouver Paul Jawarski et le traîner devant la justice ne ressusciterait pas Shaknahyi et ne me libérerait pas non plus de l’intrigue où étaient, à des titres divers, impliqués Jawarski, Reda Abou Adil, Friedlander bey et le lieutenant Hadjar. Dans un éclair de lucidité, je sus qu’il était temps de cesser de voir ce puzzle comme un vaste problème unique avec une seule solution simple. Aucun des protagonistes ne connaissait le fin mot de l’histoire, j’en étais persuadé. Je devais donc les traquer séparément puis rassembler les indices que je pourrais trouver, avec l’espoir qu’au bout du compte le tout réuni donne matière à inculpation. Si les soupçons de Shaknahyi étaient erronés et si j’étais lancé sur une fausse piste, j’allais finir pire qu’en disgrâce. J’allais sûrement finir mort.
Je garai la voiture au sous-sol et regagnai mon cagibi au troisième étage du commissariat. Hadjar quittait rarement son bocal aussi estimai-je qu’il y avait peu de risque qu’il me surprenne. Me surprenne ! Merde, je faisais seulement avancer un peu le boulot.
Cela faisait bien quinze jours que je n’avais pas bossé sérieusement derrière ma console. Je m’assis à mon bureau et glissai une nouvelle carte-mémoire en alliage de cobalt dans l’un des connecteurs d’extension de l’ordinateur. « Ouverture dossier, commandai-je.
— Nom du dossier, souffla la voix indifférente de la machine.
— Dossier Phénix. » Je n’avais pas des masses d’informations à y entrer. Pour commencer, je lus les noms du calepin de Shaknahyi. Puis je fixai l’écran.
Peut-être était-il temps de poursuivre les recherches qu’il avait entamées.
Tous les terminaux du commissariat étaient connectés à la base de données centrale de la police. Le problème était que le lieutenant Hadjar ne m’avait jamais entièrement fait confiance, si bien qu’il ne m’avait fourni que le code d’accès le plus bas. Avec mon mot de passe, je ne pouvais obtenir que les informations disponibles pour n’importe quel citoyen se pointant au bureau des renseignements du commissariat. Néanmoins, depuis que je bossais à la maison poulaga, j’avais déniché, mine de rien, tous les codes des autres ronds-de-cuir situés plus haut dans la hiérarchie. Pas mal de documents secrets circulaient sous le manteau parmi le personnel en civil. D’un point de vue technique, c’était parfaitement illégal, bien sûr, mais en fait, c’était le seul moyen pour chacun de nous d’obtenir des résultats.
« Recherche, ordonnai-je.
— Introduire chaîne de caractères à rechercher », marmonna la console annamite avec son drôle d’accent américain.
« Bouhatta. » Ishaq Abdoul-Hadi Bouhatta était le premier nom inscrit dans le calepin de Shaknahyi, la victime d’un meurtre dont l’auteur n’avait pas encore été retrouvé.
« Entrer mot de passe », dit l’ordinateur.
Ma liste de codes de sécurité était gribouillée sur un bout de papier planqué dans un manuel technique. J’avais toutefois mémorisé depuis longtemps le mot de passe du niveau le plus élevé. C’était une suite de vingt-quatre caractères mélangeant alphanumériques et symboles en code ASCII – le code arabe Standardisé pour les Échanges d’informations. Je devais les entrer manuellement, au clavier.
« Accepté, dit la console. Recherche en cours. »
Au bout d’une trentaine de secondes, le dossier complet de Bouhatta apparut sur mon écran. Je sautai sa biographie et les détails de sa mort – en notant quand même au passage qu’il avait été tué à bout portant d’une décharge de pistolet électrostatique, comme Blanca. Ce que je voulais savoir, c’était où l’on avait transporté le corps. Je découvris l’information dans le compte rendu du médecin légiste, à la toute dernière page du dossier. Il n’y avait pas eu d’autopsie ; au lieu de cela, le corps de Bouhatta avait été livré à l’hôpital Abou Emir, place Al-Islam.
« Autre recherche ? demanda la console.
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