Jirji Shaknahyi s’était fait tuer le mardi, et il me fallut attendre le vendredi pour être en mesure de remettre les pieds au commissariat. C’était évidemment le sabbat, et je caressai l’idée de passer par une mosquée en cours de route, mais cela me parut hypocrite. Je me dis que je devais être tellement irrécupérable que toutes les dévotions du monde ne pourraient jamais me rendre acceptable aux yeux d’Allah. Je sais que tout cela n’était que des justifications creuses – ce sont les pécheurs, après tout, qui ont le plus besoin de recourir à la prière, pas les saints – mais je me sentais simplement trop minable, trop coupable pour entrer dans la Maison de Dieu. En outre, Shaknahyi avait donné un exemple de vraie foi et j’avais trahi sa confiance. Je devais d’abord me racheter à mes propres yeux, avant de pouvoir espérer faire de même aux yeux d’Allah.
Ma vie avait été comme un océan houleux, avec des vagues de confort et d’aisance, suivies de vagues d’adversité. Peu importait le calme paisible auquel je parvenais, je savais que de nouveaux ennuis ne tarderaient pas à m’engloutir. J’avais toujours dit à tout le monde combien je préférais être livré à moi-même, être un acteur solitaire redevable à personne d’autre que moi. J’aurais bien voulu appliquer ne fût-ce que la moitié de tous ces beaux discours.
J’avais besoin de mobiliser jusqu’à la dernière miette de force et de confiance pour affronter les puissances têtues qui m’entouraient de toutes parts. Il ne fallait pas compter sur l’aide du lieutenant Hadjar, de Friedlander bey ou de quiconque. Personne au commissariat ne semblait particulièrement enclin à parler avec moi ce vendredi matin. Il y avait un bon nombre d’employés à temps partiel, des chrétiens qui occupaient les postes laissés vacants par les musulmans pieux en l’honneur du sabbat. Le lieutenant Hadjar était là, bien sûr, parce que dans la liste de ses passe-temps favoris la religion traînait quelque part en queue entre les soins dentaires et le paiement des impôts. Je me dirigeai immédiatement vers le cube vitré de son bureau.
Il finit par lever les yeux pour voir qui traînait aux alentours de sa table. « Quoi encore, Audran ? » aboya-t-il. Il ne m’avait pas vu de trois jours mais à l’entendre on aurait cru que je lui avais pompé l’air sans interruption.
« Je voulais juste savoir quels étaient vos plans à mon sujet. »
Hadjar détourna les yeux de sa console et me fixa un long moment, la bouche déformée comme s’il venait de mâcher une datte pourrie. « Vous vous flattez, fit-il d’une voix calme. Vous n’entrez à aucun moment dans mes plans.
— Je proposais simplement mes services dans le cadre de l’enquête sur la mort de Jirji Shaknahyi. »
Hadjar haussa les sourcils. Il se carra dans son fauteuil. « Quelle enquête ? » demanda-t-il. Le ton était incrédule. « Il s’est fait descendre par Paul Jawarski. C’est tout ce qu’on a besoin de savoir. »
J’attendis jusqu’à ce que je sois capable de lui parler sans hurler. « Parce que nous avons arrêté Jawarski ?
— Nous ? Qui ça, nous ? Vous voulez dire : Est-ce que la police détient Jawarski ? Non, pas encore. Mais ne vous en faites pas, Audran, il ne nous échappera pas. L’étau se resserre autour de lui.
— Et comment comptez-vous le retrouver ? La ville est grande. Vous croyez qu’il est tranquillement assis dans une chambre quelque part, à attendre que vous vous pointiez avec un mandat ? Il est sans doute déjà retourné en Amérique.
— Par un travail de police sérieux, voilà comment on va le retrouver, Audran. Vous n’avez jamais eu beaucoup de confiance dans le travail de police sérieux. Je sais qu’il n’a pas quitté la ville. Il est ici, quelque part, et le filet se resserre autour de lui. Ce n’est qu’une question de temps. »
Ça ne me disait rien qui vaille. « Allez raconter ça à la veuve, tiens. Votre confiance lui mettra du baume au cœur. »
Hadjar se leva. Je l’avais mis en rogne. « Vous m’accusez de quelque chose, Audran ? » demanda-t-il en m’enfonçant l’index dans le plexus. « On sous-entend que peut-être je ne pousserais pas l’enquête avec assez de vigueur ?
— J’ai rien dit du tout, Hadjar. Je voulais juste savoir quels étaient vos plans. »
Il m’adressa un sourire mauvais. « Quoi, z’imaginez que j’ai rien de mieux à faire que rester planté là à me creuser la cervelle pour savoir comment exploiter vos talents particuliers ? Merde, Audran, on se débrouillait très bien sans vous ces dernières années. Mais je suppose qu’à présent que vous êtes là, on doit bien pouvoir vous trouver une occupation. » Il se rassit derrière son bureau et feuilleta une pile de papiers. « Euh, ouais, nous y voilà. Je veux que vous poursuiviez l’enquête que vous aviez commencée avec Shaknahyi. »
Ça ne me réjouissait pas des masses. Je voulais être directement partie prenante dans la traque de Jawarski. « Je croyais qu’on était censés foutre la paix à Abou Adil. » Hadjar plissa les paupières. « Est-ce que j’ai parlé d’Abou Adil ? Vous avez effectivement intérêt à lui foutre la paix. Je parle de ce Chinetoque, On Cheung. Le marchand de bébés. Pas question de laisser refroidir la piste. »
Je sentis un frisson me parcourir. « N’importe qui peut se charger d’On Cheung, dis-je. En revanche, je tiens tout particulièrement à retrouver Paul Jawarski.
— Marîd Audran, l’Homme en Mission, hein ? Eh bien, laissez tomber. On n’a pas besoin de vous voir écumer la ville pour assouvir votre rancune. De toute façon, vous ne m’avez toujours pas démontré que vous savez ce que vous faites. Je m’en vais donc vous assigner un nouveau partenaire, quelqu’un qui a de l’expérience. On n’est pas dans un ouvroir pour dames, Audran. Alors, vous faites ce que je vous dis de faire. Ou bien est-ce que vous jugez que mettre On Cheung hors d’état de nuire soit indigne de votre sollicitude ? »
Je grinçai des dents. La mission ne me plaisait pas, mais Hadjar avait raison de l’estimer aussi importante que mettre le grappin sur Jawarski. « Comme vous voudrez, lieutenant. »
Il me servit à nouveau son rictus. J’avais envie de le lui arracher de la tronche. « À partir de maintenant, vous ferez équipe avec le sergent Catavina. Il devrait vous apprendre des tas de choses. »
Mon cœur chavira. De tous les flics de ce commissariat, Catavina était celui avec lequel j’avais le moins envie de passer mon temps. C’était une brute et un cossard de première. Je savais déjà que si jamais on mettait la main sur On Cheung, ce ne serait pas grâce à la contribution de Catavina.
Le lieutenant devait avoir lu ma réaction sur mon visage. « Vous y voyez un inconvénient, Audran ? demanda-t-il.
— Si c’était le cas, y aurait-il la moindre chance que ça vous fasse changer d’avis ?
— Pas la moindre, reconnut Hadjar.
— C’est ce que je pensais. »
Hadjar reporta son attention sur l’écran de son terminal. « Allez vous présenter à Catavina. Je veux entendre de bonnes nouvelles au plus tôt. Si jamais vous me cisaillez ce Chinetoque, il pourrait y avoir de la promotion dans l’air pour tous les deux.
— Je m’y mets de suite, lieutenant. » Son habileté m’impressionnait. Il avait adroitement manœuvré pour m’écarter à la fois d’Abou Adil et de Jawarski en me jetant dans une enquête accaparante mais parfaitement justifiée. J’allais devoir trouver un moyen de concilier mission officielle et objectifs personnels.
Hadjar cessa de me prêter attention, aussi quittai-je son bureau. J’allai me présenter au sergent Catavina. J’aurais mieux aimé me passer de lui mais ça n’allait pas être possible.
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