Catavina n’était pas non plus trop réjoui d’être associé avec moi. « Hadjar m’a déjà prévenu », me dit-il. Nous descendions au garage, récupérer sa voiture de patrouille. Catavina essayait de me faire profiter de ses longues années d’expérience en un long discours décousu. « T’es pas un bon flic, Audran, observa-t-il d’une voix lugubre. Tu le seras peut-être jamais. J’ai pas envie que tu me foutes dans la merde comme tu l’as fait avec Shaknahyi.
— Et ça veut dire quoi, Catavina ? »
Il se tourna pour me regarder avec des yeux ronds : « Devine. Si t’avais su ce que tu faisais, Shaknahyi serait encore en vie et j’aurais pas à te tenir la main. Alors, me reste pas dans les pattes et fais ce que je te dis. »
J’étais fou de rage, mais je ne dis rien. De toute manière, j’avais bien l’intention de ne pas lui rester dans les jambes. Je me doutais bien que j’aurais même intérêt à le semer si je voulais faire quelque progrès.
Nous montâmes dans sa voiture et il n’eut rien d’autre à me dire durant un bout de temps. Ça me convenait parfaitement. Je pensai qu’il allait sans doute retourner dans le quartier où l’on avait vu pour la dernière fois sévir On Cheung. Peut-être que nous pourrions apprendre quelque chose d’intéressant en interrogeant de nouveau ces gens-là, même s’ils ne s’étaient guère montrés coopératifs la fois précédente.
Ce n’était toutefois pas son plan. Il prit vers l’ouest, dans la direction opposée. Nous parcourûmes deux ou trois kilomètres dans un dédale de ruelles étroites et sinueuses. Enfin, Catavina s’arrêta devant un immeuble délabré, le plus haut du pâté de maisons. Les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été obturées par des feuilles de contreplaqué et la porte d’entrée retirée de ses gonds. À l’intérieur comme à l’extérieur, les murs étaient couverts de noms et de slogans inscrits à la bombe. Le hall empestait ; il servait de toilettes publiques depuis un bon moment. Nous nous dirigeâmes vers l’ascenseur en écrasant des bouts de verre sous nos bottes. Tout était recouvert d’une épaisse couche de crasse et de poussière.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? demandai-je.
— Tu verras bien », dit Catavina. Il pressa le bouton de l’ascenseur. Quand celui-ci arriva, j’hésitai à y monter. L’état du bâtiment ne me donnait aucune confiance dans les câbles qui allaient soutenir notre poids. Lorsque la cabine nous demanda l’étage où nous désirions monter, Catavina grommela : « Huitième. » Nous évitâmes de nous regarder tandis que la porte se refermait. L’ascension se fit dans le silence, seulement troublé par les grincements de la cabine.
Nous sortîmes au huitième et Catavina me précéda dans un couloir sombre jusqu’à l’appartement 814. Il sortit une clé de sa poche et déverrouilla la porte.
« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je en le suivant dans le studio miteux.
« La salle de repos des policiers », répondit Catavina.
Il y avait un vaste séjour, une petite cuisine, une salle de bains. Guère de mobilier – une table à jouer bon marché et six chaises dans le séjour, ainsi qu’un canapé recouvert de vinyle noir déchiré, une petite holo-V, et quatre lits pliants. Deux étaient occupés par des flics en uniforme, endormis. Je les reconnus mais j’ignorais leur nom. Catavina se laissa lourdement tomber sur le canapé à l’autre bout du plancher à nu, et me dévisagea. « Tu veux un verre ?
— Non.
— Alors, va me chercher du whisky. Y’a de la glace dans la cuisine. »
Je m’y rendis et découvris une belle collection de bouteilles d’alcool. Je jetai quelques glaçons dans un verre et versai trois doigts de whisky japonais. « Alors, qu’est-ce qu’on fait ici au juste ? » lançai-je en songeant à la devise du service : « On protège ou on sert ? » Je rapportai la boisson dans le séjour et la tendis à Catavina.
« Tu sers, grogna-t-il. Je protège. »
Je pris une des chaises pliantes et le regardai descendre la moitié de son verre d’une seule lampée. « Vous protégez quoi ? »
Sourire méprisant de Catavina. « Mon cul, voilà ce que je protège. Je risque pas de me faire descendre tant que je reste ici, ça au moins c’est sûr. »
J’avisai les deux flics endormis. « Vous comptez rester longtemps ?
— Jusqu’à la relève, répondit-il.
— Vous voyez un inconvénient à ce que je prenne la voiture pour bosser un peu dans l’intervalle ? »
Le sergent me lorgna par-dessus le bord de son verre de whisky. « Merde alors, en voilà une idée ! »
Je haussai les épaules. « Shaknahyi me laissait jamais le volant. »
Catavina me regarda comme si j’étais cinglé. « D’ac, mais la bousille pas, c’est tout. » Il plongea la main dans sa poche, sortit les clés de la voiture et me les lança. « Et t’as intérêt à être revenu pour me prendre à cinq heures.
— Entendu, sergent. » Je le laissai en contemplation devant l’holo-V qui n’était même pas allumée. Je redescendis en ascenseur jusqu’au hall pouilleux en me demandant quoi faire ensuite. Je me sentais dans l’obligation de déterrer une piste qui pourrait me mener à On Cheung, mais au lieu de cela, c’était Jirji Shaknahyi qui m’accaparait l’esprit.
Ses obsèques avaient eu lieu la veille, et pendant un temps j’avais envisagé de rester claquemuré à la maison. D’une part, je n’étais pas certain d’être émotionnellement en mesure de tenir le coup ; de l’autre, je me sentais encore partiellement responsable de sa mort et assister à ses funérailles me semblait quelque peu déplacé. Je n’avais pas envie d’être confronté à Indihar et aux enfants en de telles circonstances. Et pourtant, le jeudi matin, je me rendis à la petite mosquée proche du commissariat où la cérémonie devait avoir lieu.
Seuls les hommes étaient admis au service funèbre. Je retirai mes chaussures, procédai aux ablutions rituelles, puis entrai dans la mosquée et pris place dans le fond. Bon nombre de flics dans l’assistance semblaient me lorgner avec un air vengeur. J’étais encore un étranger pour eux, et à leurs yeux j’aurais aussi bien pu presser moi-même la détente de l’arme qui avait tué Shaknahyi.
On pria, puis un vieil imam à barbe grise prononça un sermon et un éloge funèbre, alignant les poncifs sur le devoir, le service et la bravoure. Rien de tout cela ne me remonta le moral. Je regrettais vraiment de m’être convaincu d’assister à la cérémonie.
Puis tout le monde se leva pour sortir en file de la mosquée. Hormis quelques chants d’oiseaux et l’aboiement d’un chien, le silence était presque surnaturel. Le soleil flamboyait tout en haut d’un ciel sans nuages. Le frisson d’une imperceptible brise faisait onduler les feuilles poussiéreuses, dans les arbres mais l’air était presque trop chaud à respirer. Une odeur de lait caillé flottait comme une brume aigre au-dessus des ruelles pavées. La journée était tout bonnement trop oppressante pour faire encore traîner les choses en longueur. Je suis sûr que Shaknahyi avait quantité d’amis, mais pour l’heure tous ne désiraient qu’une chose : filer au cimetière et l’ensevelir vite fait.
Indihar mena le cortège de la mosquée au cimetière. Vêtue d’une robe noire, elle avait le visage voilé et les cheveux couverts d’un foulard noir. Elle devait suffoquer. Ses trois enfants l’entouraient, l’air perdu et apeuré. Chiri m’avait dit qu’Indihar n’avait pas eu assez d’argent pour payer un caveau au cimetière d’Haffe al-Khala, où étaient ensevelis les parents de Shaknahyi, et qu’elle n’accepterait jamais un prêt de notre part. Shaknahyi allait donc reposer dans l’équivalent d’une tombe de pauvre au cimetière de la lisière ouest du Boudayin. Je suivais, loin derrière, alors qu’Indihar traversait le boulevard Il-Djamil et franchissait la porte orientale. Les habitants du quartier mais aussi les touristes étrangers s’agglutinèrent sur les trottoirs tandis que le cortège funèbre remontait la Rue. J’en vis beaucoup pleurer et murmurer des prières. Je n’aurais su dire si tous ces gens savaient seulement qui était le défunt. Sans doute cela ne faisait-il pour eux guère de différence.
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