— Non. Importation de données.
— Base de données ?
— Hôpital Abou Emir. »
L’ordinateur rumina quelques instants ma réponse. « Code de sécurité en vigueur suffisant », décida-t-il. Il y eut une longue pause, le temps qu’il accède aux archives informatisées de l’hôpital.
Dès que je vis le menu principal de celui-ci s’inscrire sur mon écran, je commandai la recherche du dossier de Bouhatta. Ce ne fut pas long et je trouvai ce que je cherchais. Comme le suggéraient les notes de Shaknahyi, le cœur et les poumons de Bouhatta avaient été prélevés presque aussitôt après sa mort et transplantés dans le corps d’Elwau Chami. Je supposai que les autres informations de Shaknahyi concernant les victimes des autres meurtres inexpliqués étaient correctes.
À présent, je voulais faire franchir une étape importante à la recherche qu’il avait entamée. « Autre recherche ? » demanda la base de données de l’hôpital.
« Oui.
— Introduire chaîne à rechercher.
— Chami. » Quelques secondes plus tard, je vis une liste de cinq noms, de Chami, Ali Masoud à Chami, Zaïd.
« Sélectionner entrée, dit la console.
— Chami, Elwau. » Quand le dossier s’inscrivit à l’écran, je le lus avec soin. Chami était un homme sans visage, pas aussi pauvre que certains, pas aussi riche que d’autres. Marié, sept enfants, cinq garçons et deux filles. Il vivait dans un quartier bourgeois au nord-est du Boudayin. Le dossier médical ne donnait aucune indication sur un éventuel casier judiciaire mais un fait important émergeait du fatras répétitif de rapports et de formulaires : Elwau Chami possédait une échoppe dans le Boudayin, dans la 11e Rue nord. Une échoppe que je connaissais fort bien. Chami soldait des tapis d’Orient en façade, et louait l’arrière-boutique à un vieux couple de Pakistanais qui fourguaient des colifichets en cuivre aux touristes. Le fait intéressant était que je savais que Friedlander bey possédait l’immeuble ; Chami faisait sans doute également office de portier pour les salles de jeux à l’étage où l’on misait gros.
Ma seconde recherche porta sur Blanca Mataro, la sexchangiste dont j’avais découvert le cadavre avec Jirji Shaknahyi. Son corps avait été transporté à un autre hôpital où il avait fourni en urgence un foie et des reins à une jeune femme dans un état très grave et totalement inconnue d’elle. Cela en soi n’était pas inhabituel ; beaucoup de gens acceptaient de donner leurs organes en cas de mort soudaine ou accidentelle. Je trouvais simplement curieux que la bénéficiaire se trouvât, quelle coïncidence, être la nièce d’Umar Abdoul-Qawy.
Je passai une heure et demie à éplucher les dossiers correspondant à tous les autres noms portés sur le calepin de Shaknahyi. Outre Chami, deux des victimes d’assassinat – Blanca et Andreja Svobik – avaient des liens avec Papa. Je n’étais pas mécontent non plus d’avoir la preuve que sur les quatre autres noms, deux avaient des liens assez évidents avec Reda Abou Adil. J’étais prêt à parier une grosse somme que les autres aussi, mais je n’avais pas besoin de poursuivre plus avant ma recherche. Rien de tout cela ne ferait jamais matière à débat au tribunal. Ni Abou Adil ni Friedlander bey ne seraient jamais traînés devant un juge.
Qu’avais-je donc appris, en fin de compte ? Un : qu’il y avait eu au moins quatre meurtres inexpliqués en ville ces dernières semaines. Deux : que les quatre victimes avaient été tuées de la même manière, à savoir d’une décharge à bout portant de pistolet électrostatique. Trois : que des organes sains avaient été prélevés sur les quatre victimes après leur mort, parce que toutes les quatre étaient inscrites sur la liste municipale des donneurs volontaires. Quatre : que les quatre victimes et les quatre greffés avaient tous des liens directs soit avec Abou Adil, soit avec Papa.
J’avais prouvé la validité des soupçons de Shaknahyi au-delà de toute coïncidence, mais je savais que Hadjar persisterait quand même à nier toute relation entre les meurtres. Je pourrais souligner que les assassins avaient utilisé une arme électrostatique pour éviter d’endommager les organes internes, Hadjar balaierait l’objection d’un haussement d’épaules. J’étais quasiment certain qu’il était déjà au courant de tout cela, ce qui expliquait qu’on m’avait amusé avec l’affaire On Cheung, plutôt que de me laisser enquêter sur la mort de Shaknahyi. Quantité d’hommes puissants étaient ligués contre moi. Une chance que j’eusse Dieu à mes côtés !
« Autre recherche ? » demanda ma console.
J’hésitai. J’avais effectivement un autre nom à vérifier, mais je n’avais pas vraiment envie de connaître les détails. Après s’être fait descendre, Shaknahyi m’avait dit de rechercher où irait son corps. Je croyais déjà le savoir, même si je n’avais pas de nom précis. J’étais certain qu’une partie de Jirji Shaknahyi vivait encore dans le corps de quelque sous-fifre d’Abou Adil ou de Friedlander bey, à moins que ce ne fût un de leurs parents ou amis. J’étais complètement écœuré, aussi dis-je simplement : « Terminé. » Je regardai l’écran noir du moniteur en m’interrogeant sur la suite du programme.
J’étais juste en train de combattre l’envie pressante de trouver quelqu’un au commissariat susceptible de me vendre deux ou trois soleils quand mon téléphone de ceinture se mit à grelotter. Je le décrochai et me carrai au fond de mon siège capitonné. « Allô ?
— Marhaba » , fit la voix bourrue de Morgan.
C’était à peu près tout ce qu’il savait d’arabe. Je me penchai pour attraper mon papie d’anglais, levai la main et l’embrochai.
« Comment va, mec ? demanda-t-il.
— Très bien, Dieu soit loué. Quoi de neuf ?
— Tu t’souviens de ma promesse de te faire savoir avant mercredi où se planquait ce fameux Jawarski ?
— Ouais, je me demandais quand tu ferais signe.
— Eh bien, apparemment, j’étais un rien trop optimiste. » Le ton était piteux.
« J’avais comme l’impression que Jawarski couvrait bien ses traces.
— Et moi j’ai l’impression qu’il a eu de l’aide, mec. »
Je me redressai. « Comment ça ? »
Morgan marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre. « On parle beaucoup en ville de la mort de Shaknahyi. La majorité des gens se contre-foutent qu’un flic se soit fait descendre, seulement j’arrive pas à trouver un pèlerin qui ait eu personnellement une dent contre lui. Et Jawarski est mauvais comme une punaise, de sorte que personne à ma connaissance ne lèverait le petit doigt pour l’aider à s’échapper. »
Je fermai les yeux, me massai le front. « Alors pourquoi ne l’avons-nous pas encore localisé, toi ou moi ?
— J’y arrive. À ce qui se trouve, on dirait bien que ce sont les flics qui planquent ce fils de pute.
— Où ça ? Et pourquoi ? » Chiri se portait garante de Morgan mais là, son histoire allait un peu trop loin.
« Demande à ton lieutenant Hadjar. Lui et Jawarski ont bu quelques verres ensemble au Palmier d’argent il y a quinze jours. »
Pour paraphraser Mark Twain, le grand humoriste chrétien, voilà qui était trop divers pour moi. « Pourquoi diantre Hadjar, un gradé de la police, aurait-il fait piéger l’un de ses propres hommes par un tueur fou en cavale ? »
J’entendis presque Morgan hausser les épaules. « Tu penses qu’Hadjar pourrait éventuellement être impliqué dans un trafic louche ? »
J’eus un rire amer et Morgan m’imita. « C’est pas drôle, pourtant, dis-je. Je me doutais depuis le début qu’Hadjar fricotait quelque chose mais je le voyais quand même pas donner ses ordres à Jawarski. Pourtant, ça répond à une partie de mes questions.
Читать дальше