— Tout ça rime à quoi, en fin de compte ?
— À un truc dénommé le dossier Phénix. Je ne sais pas encore ce que ce nom peut recouvrir. Alors, en attendant, continue à essayer de coincer Jawarski, vu ? T’as déjà des tuyaux intéressants sur lui ?
— Quelques-uns. Il moisissait au fond d’une cellule à Khartoum, en principe dans l’attente d’une exécution. Un mec lui a passé une arme. Un après-midi, Jawarski marche dans un couloir et rencontre deux gardes désarmés. Il les descend puis pénètre dans le poste de garde et commence à tirer dans tous les sens comme un cinglé jusqu’à ce que quelqu’un lui file les clés. Alors il déverrouille le portail de la prison et sort tranquillement dans la rue. Il fend la foule des badauds attirés par les détonations et se dirige au coin où l’attend une voiture. Jawarski disparaît à son volant et ne redonne plus signe de vie jusqu’à sa réapparition ici, en ville.
— Ça remonte à quand ?
— L’est ici depuis un mois, un mois et demi. Entre-temps, il commet deux vols à main armée, refroidit encore deux personnes. Et puis, l’autre jour, quelqu’un l’a reconnu chez Meloul et a prévenu les flics. Hadjar vous a envoyés, Shaknahyi et toi. Tu connais la suite.
— Je me demande… je me demande si vraiment quelqu’un l’a reconnu au resto. Shaknahyi était convaincu qu’Hadjar nous avait repérés, qu’il avait installé Jawarski chez Meloul avant de nous envoyer tous les deux là-bas nous faire coincer.
— Ça s’pourrait mec. Faudra qu’on demande à Jawarski quand on l’aura alpagué.
— Ouais, t’as raison. Bon, merci, Morgan. Continue de fouiner.
— Pas de problème, mec. Je veux toucher le reste de ce fric. Fais gaffe à toi.
— Compte là-dessus. » Et je raccrochai le combiné à ma ceinture.
Ça aidait d’en savoir plus que mes ennemis.
J’avais l’avantage de garder les yeux ouverts. Je ne voyais toujours pas au juste où ça me menait, mais au moins je découvrais l’ampleur du complot que je cherchais à démasquer. Et je ne serais pas assez bête pour me fier entièrement à qui que ce soit. Sans exception.
Quand vint l’heure de la relève, je repris la voiture et passai à la « salle de repos de la police » récupérer le sergent Catavina, fin saoul. Je le lâchai au poste, rendis la voiture à l’équipe de nuit et attendis l’arrivée de Kmuzu. La journée de travail était finie mais j’avais encore du pain sur la planche avant de pouvoir me mettre au lit.
Fouad il-Manhous n’était pas le plus futé parmi mes connaissances. Un coup d’œil à Fouad et l’on se disait : « Ce mec est barje. » Le genre personnage de conte de fées qui, ayant obtenu trois vœux d’un djinn , dilapiderait le premier avec un plat de haricots, le second avec une cuillère et le troisième avec la vaisselle de la cuillère et du plat une fois son repas achevé.
Il était grand, mais si maigre et décharné qu’on aurait pu le prendre pour un réfugié des camps de la mort de Benghazi. J’ai vu un jour mon copain Jacques lui enserrer le bras au-dessus du coude entre le pouce et l’index. Et Fouad avait des articulations énormes, gonflées comme par quelque horrible maladie des os ou une carence en vitamines. Il avait des cheveux châtain, longs et sales, qu’il coiffait en une imposante banane, et il portait de grosses lunettes à monture de plastique bien épaisse. Je suppose que Fouad n’avait jamais eu assez d’argent pour se payer de nouveaux yeux, même pas ces modèles guatémaltèques bon marché avec leurs fausses lentilles Nikon. Il arborait en permanence une expression ahurie et blessée, parce qu’il avait toujours un train de retard sur le reste de la troupe.
« Il manhous » veut dire quelque chose du genre « perpétuellement malchanceux », et pourtant Fouad n’avait pas l’air gêné par ce sobriquet. En fait, il semblait heureux d’être reconnu d’une manière ou de l’autre. Et il jouait le rôle du crétin mieux que quiconque à ma connaissance. Il y mettait même un certain génie, pour tout dire.
J’étais chez Chiriga avec Kmuzu, assis à une table près du fond. On parlait des dernières fredaines de ma chère mère. Fouad il-Manhous arriva sur ces entrefaites et se planta devant moi, une boîte en carton entre les mains. « Indihar me laisse entrer ici dans la journée, Marîd », me dit-il de sa voix rauque et nasillarde.
« J’y vois aucun inconvénient. » Il m’avait fait perdre le fil de ce que j’allais dire. Je levai les yeux sur lui et il sourit en secourant la boîte en carton. Quelque chose cliquetait à l’intérieur. « Qu’est-ce qu’il y a dans cette boîte ? » demandai-je.
Fouad prit cela comme une invitation à s’asseoir. Il traîna une chaise d’une autre table, en faisant grincer les pieds sur le plancher. « Indihar a dit que tant que personne se plaignait, elle y voyait pas d’inconvénient.
— D’inconvénient à quoi ? » demandai-je, impatient. J’ai horreur d’être obligé de soutirer de force les renseignements aux gens. « Enfin, merde, qu’est-ce que t’as là-dedans ? »
Fouad passa dans ses cheveux une main noueuse et lança à Kmuzu un regard méfiant. Puis il se pencha au-dessus de la table, posa la boîte, souleva le couvercle. Il y avait peut-être une douzaine de chaînettes en métal doré à l’intérieur. Du toc. Fouad plongea un index démesuré et touilla la marchandise. « Tu vois ?
— Hon-hon », fis-je. Je levai les yeux, croisai le regard de Kmuzu. Il terminait un verre de thé glacé – j’avais des remords de l’avoir poussé à boire autant d’alcool l’autre fois, et depuis je respectais ses préférences. Il reposa soigneusement le verre sur le rond de carton. Il tâchait de garder un visage impassible mais je voyais bien qu’il n’approuvait pas du tout Fouad. Kmuzu n’approuvait rien de ce qu’il voyait chez Chiri.
« Et d’où tu sors ça, Fouad ? demandai-je.
— Jette un œil. » Il sourit. Pas terribles non plus, ses dents.
Je péchai l’une des chaînes au fond de la boîte, essayai de l’examiner de plus près mais la lumière du club était trop faible. Je retournai l’étiquette. Elle indiquait deux cent cinquante kiams. « Sûr, Fouad, fis-je, dubitatif. Les touristes et les clients du quartier se plaignent déjà de devoir payer un verre huit kiams. J’ai l’impression que tu vas rencontrer certaines réticences…
— Eh bien, c’est que je les vends pas autant.
— Et à combien tu les vends, au juste ? »
Il-Manhous ferma les yeux, faisant mine de se concentrer.
Puis il me regarda comme s’il implorait une faveur : « Cinquante kiams ? »
Je regardai de nouveau dans la boîte et touillai les chaînes à mon tour. Je secouai la tête.
« D’accord, dit Fouad, dix kiams, mais yaa lateef ! Là, je fais plus aucun bénéfice.
— Peut-être que tu pourrais les vendre à dix, admis-je. Les étiquettes viennent de chez l’un des meilleurs bijoutiers de la ville. »
Fouad m’arracha la boîte des mains. « Alors, elles valent plus que dix, hein ? »
Je rigolai. « Tu vois, expliquai-je à Kmuzu, les chaînes sont en vulgaire métal doré. Ça vaut sans doute pas plus de cinquante fiqs. Notre Fouad que voici s’introduit dans telle ou telle boutique de luxe et pique quelques étiquettes avec le nom classieux de la boîte et un prix à trois chiffres. Puis il colle les étiquettes à sa camelote et la fourgue à des touristes bourrés. Et il s’imagine qu’ils remarqueront pas ce qu’ils achètent, en plein soleil, en plus.
— C’est bien pour ça que je voulais te demander si ça pourrait se faire que je vienne durant le service de nuit, dit Fouad. Y fait encore plus sombre ici la nuit. Ça marcherait sans doute bien mieux.
Читать дальше