— Je ne pense pas. Pourquoi ne la gardes-tu pas ? »
Elle me déposa le truc dans la main et referma mes doigts dessus. Puis elle m’embrassa. C’était un baiser doux, tranquille, sur les lèvres. Je fus surpris de découvrir qu’il me laissait tremblant.
Je souhaitai bonne nuit à Chiri, aux débs et aux changistes, et Kmuzu sortit derrière moi dans la nuit rauque et torride de la Rue. Nous redescendîmes à pied jusqu’à la porte pour récupérer la voiture. Tout le long du chemin du retour, Kmuzu m’expliqua qu’il avait trouvé Chiri vraiment trop effrontée et impudique.
« Mais tu la trouves quand même sexy ? lui demandai-je.
— Là n’est pas la question, yaa sidi », rétorqua-t-il. Sur quoi, il se concentra exclusivement sur la conduite.
Une fois rentré au domaine de Friedlander bey, je montai dans ma suite et tâchai de me détendre. Je sortis un calepin, m’étendis sur le lit et cherchai à ordonner mes pensées. J’avisai le Yi-King électronique de Yasmin et ris doucement. Sans raison précise, je pressai la touche blanche marquée H. La petite machine carillonna sa ritournelle puis une voix de femme synthétique annonça : « Hexagramme six. Soung /Le conflit. Modifications aux première, seconde et sixième ligne. »
J’écoutai le jugement et le commentaire puis pressai la touche L pour avoir les lignes, ou plutôt les traits. En définitive, ça se résumait à l’avertissement que j’étais dans une période difficile et que si j’essayais à tout prix d’atteindre mon but, je serais confronté à tout un tas de conflits. Je n’avais pas besoin d’un ordinateur de poche pour me dire ça.
L’image était « Le ciel au-dessus des eaux » et le conseil était de ne pas m’éloigner de chez moi. Le problème, c’est qu’il venait un rien trop tard. « Si l’on est décidé à affronter les difficultés, avertit la femme mécanique, on fera de maigres progrès qui se retourneront bientôt, laissant dans une situation pire qu’avant. Esquiver tous ces ennuis en cultivant son jardin et en ignorant ses adversaires puissants. »
Merde, ça m’aurait bien plu de pouvoir le faire. Plaquer définitivement Abou Adil et Jawarski, classer Shaknahyi parmi les tragédies douloureuses, et laisser Papa se dépatouiller avec Umm Saad en ordonnant aux Rocs parlants d’aller tordre le cou à cette sournoise. J’aurais pu aussi laisser à ma mère une enveloppe bourrée de fric, dire bye-bye au club de Chiriga et me tirer par le premier bus.
Malheureusement, rien de tout cela n’était possible. Je fixai le Yi-King -gadget avec rancœur, puis me souvins que les traits transformés me donnaient un second hexagramme susceptible d’indiquer la tendance des événements. Je pressai la touche idoine.
« Hexagramme dix-sept. Souei / La suite. Tonnerre au milieu du lac. »
Quoi que cela pût signifier. On m’annonçait l’arrivée de circonstances tout à fait favorables. Tout ce que j’avais à faire, c’était d’accorder harmonieusement mes actes aux personnalités des gens à qui j’avais à faire. Je devais simplement m’adapter aux exigences du temps.
« Parfait, dis-je tout haut, c’est exactement ce que je vais faire. J’aimerais juste que quelqu’un m’indique ce que sont les “ exigences du temps ” .
— Ce genre de divination est blasphématoire, intervint Kmuzu. Toutes les religions orthodoxes du monde l’interdisent. » Je ne l’avais pas entendu pénétrer dans ma chambre.
« L’idée de synchronisme a une certaine logique », observai-je. À vrai dire, mon opinion sur le Yi-King était bien proche de la sienne mais j’estimais de mon devoir de le harceler un maximum. Quelque chose parviendrait peut-être à le décoincer.
« Vous vous frottez à des gens dangereux, yaa sidi . Vos actes devraient être guidés par la raison, non par ce jouet puéril. »
Je lui lançai le gadget de Yasmin. « T’as raison, Kmuzu. Un truc pareil pourrait être dangereux, aux mains d’un idiot trop crédule.
— Je le restituerai dès demain à Mlle Yasmin.
— Parfait.
— Aurez-vous besoin d’autre chose ce soir ?
— Non, Kmuzu. Je m’en vais juste écrire quelques notes puis j’irai me coucher.
— Alors bonne nuit, yaa sidi .
— Bonne nuit, Kmuzu. » Il referma la porte de ma chambre derrière lui.
Je me levai pour me dévêtir puis retirai le couvre-lit et me rallongeai. Je me mis à écrire une liste de noms sur mon carnet : Friedlander bey, Reda Abou Adil et Umar Abdoul-Qawy, Paul Jawarski, Umm Saad, lieutenant Hadjar. Les méchants. Puis je fis la liste des bons : moi.
Me revint un proverbe entendu, enfant, à Alger : « Mieux vaut fuir quand ce n’est pas nécessaire que ne pas fuir quand ça l’est. » Un départ rapide pour Shanghai ou Venise me semblait la seule réaction raisonnable à cette situation.
J’imagine que le sommeil me prit alors que je songeais à garnir un sac d’habits et d’argent pour m’évanouir dans la nuit qui fleurait bon le chèvrefeuille. Je fis un rêve bizarre à propos de la boîte de Chiriga. Le lieutenant Hadjar semblait être devenu le gérant et je me pointais, à la recherche de quelqu’un qui aurait pu être Yasmin ou peut-être Fayza, l’une des mes amours adolescentes. J’avais une vague discussion avec ma mère pour savoir si j’avais oui ou non apporté une caisse de sorbet en bouteille puis je me retrouvais tout nu à l’école sans avoir révisé un examen important.
Quelqu’un était en train de me secouer en criant : « Réveillez-vous, yaa sidi !
— Qu’y a-t-il, Kmuzu ? dis-je, hagard. Qu’est-ce qui se passe ?
— La maison est en feu ! » Il me tira par le bras jusqu’à ce que je sorte du lit.
« Je ne vois de feu nulle part. » Je sentais quand même la fumée.
« Tout le rez-de-chaussée est en flammes. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il faut qu’on sorte d’ici. »
Cette fois, j’étais complètement réveillé. J’avisai d’épaisses nappes de fumée flottant au clair de lune qui entrait de biais par les fenêtres treillissées. « Ça va, Kmuzu. Je vais aller réveiller Friedlander bey. Crois-tu que toute la maison est en flammes ou seulement cette aile ?
— Je ne suis pas sûr, yaa sidi .
— Alors, file à l’aile opposée réveiller ma mère. Et veille à ce qu’elle s’en tire indemne.
— Et Umm Saad également.
— Ouais, t’as raison. » Il quitta ma chambre en hâte. Avant de gagner le couloir, je m’arrêtai près du téléphone de mon bureau. Je composai le numéro d’urgence mais la ligne était occupée. Je grommelai un juron et refis une tentative. Toujours occupé. Je rappelai sans discontinuer. Au bout de ce qui me parut une éternité, une voix de femme répondit : « Au feu », m’écriai-je. Depuis le temps, j’étais paniqué. « La maison de Friedlander bey, près du quartier chrétien.
— Merci, monsieur, dit la femme. Les pompiers sont en route. »
L’atmosphère devint irrespirable, la fumée âcre me brûla le nez et la gorge quand je me penchai pour essayer de respirer. Je marquai un arrêt à la porte de la suite, puis retournai au pas de course récupérer mon jean. Je savais qu’on est censé quitter un immeuble en feu au plus vite mais je n’avais pas encore vu réellement de flammes et je n’avais pas l’impression de courir un danger immédiat. Il se révéla que j’avais tort ; alors que je perdais du temps à enfiler mon pantalon, j’étais déjà brûlé par les cendres incandescentes en suspension dans l’air. Je ne m’en rendis pas compte sur le coup mais j’étais en train de subir des brûlures au second degré à la tête, au cou, aux épaules – tous les endroits exposés. Ma pilosité avait pris un sacré coup de feu mais ma barbe m’avait protégé le visage. Je me suis promis depuis de ne plus jamais la raser.
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