— Enfin, je suppose que c’est pour ton bien. Laisse-les donc faire ce qui leur chante.
— Bien, m’man. »
Nouveau silence embarrassé. « Je suppose qu’il y a des choses que je devrais te dire, reprit-elle enfin. J’ai pas été entièrement honnête avec toi.
— Oh ? » Ce n’était pas une surprise mais je crus bon de ravaler les sarcasmes qui me venaient à l’esprit pour la laisser conter l’histoire à sa manière.
Elle fixa ses mains qui étaient en train de tortiller un vieux mouchoir sur ses genoux. « J’en sais bien plus que je ne t’ai dit sur Friedlander bey et Reda Abou Adil.
— Ah. »
Elle leva les yeux et me regarda. « J’les connais tous les deux depuis longtemps. Avant même ta naissance, quand j’étais une jeune fille. J’avais une autre allure en ce temps-là. Je voulais me sortir de Sidi-bel-Abbès, peut-être aller dans des villes comme Le Caire ou Jérusalem, devenir une star de l’holo-V. Peut-être me faire câbler et tourner des mamies, pas des trucs érotiques comme Honey Pilar, mais le genre classe et respectable…
— Et Papa ou Abou Adil t’a promis de faire de toi une star ? »
Elle regarda de nouveau ses mains. « Je suis venue ici, dans la cité. Je n’avais pas un sou en arrivant, et pendant un bout de temps j’ai eu faim. Puis j’ai rencontré quelqu’un qui s’est occupé de moi durant un moment, et il m’a présentée à Abou Adil.
— Et qu’a fait pour toi Abou Adil ? »
Elle leva de nouveau les yeux, mais cette fois des larmes coulaient sur ses joues. « À ton avis ? » La voix était amère.
« Il t’a promis le mariage ? »
Elle secoua simplement la tête.
« Il t’a mise enceinte ?
— Non. Au bout du compte, il a rigolé, c’est tout, en me filant le billet de car pour retourner à Sidi-bel-Abbès. » Elle prit une expression farouche. « Je le déteste, Marîd. »
J’acquiesçai. Je regrettais à présent qu’elle ait entamé cette confession. « Alors, ce que tu es en train de me dire, c’est qu’Abou Adil n’est pas mon père, c’est ça ? Et Friedlander bey, alors ?
— Papa a toujours été bon avec moi dès mon arrivée en ville. C’est pourquoi, même si je t’en ai voulu de m’avoir retrouvée à Alger, j’étais quand même heureuse de savoir que Papa s’occupait de toi.
— Pas mal de gens le détestent, tu sais. »
Elle me fixa, puis haussa les épaules. « Je suis retournée à Sidi-bel-Abbès en fin de compte, et puis, quelques années plus tard, j’ai rencontré ton père. C’était comme si ma vie passait trop vite. Tu es né, et puis tu as grandi et quitté Alger. De nouvelles années sont passées. Finalement, juste après ta visite, j’ai reçu un message d’Abou Adil. Il disait qu’il avait repensé à moi et voulait me revoir. »
Elle s’était progressivement animée et elle marqua une pause, le temps de se calmer un peu. « Je l’ai cru. Je ne sais pas pourquoi. J’ai peut-être imaginé avoir une seconde chance de vivre ma vie, retrouver toutes ces années perdues, réparer toutes les erreurs. Quoi qu’il en soit, j’ai bigrement l’impression d’avoir encore une fois tout gâché. »
Je fermai les yeux et les frottai. Puis je contemplai le visage anxieux de ma mère. « Qu’est-ce que t’as fait ?
— Je suis retournée m’installer chez Abou Adil. Dans cette grande maison qu’il possède au milieu des bidonvilles. C’est pour ça que je sais tout sur lui et sur Umm Saad. Faut que tu fasses gaffe à elle, mon petit. Elle travaille pour Abou Adil et elle a bien l’intention de ruiner Papa.
— Je sais. »
Air ahuri de ma mère. « Tu le sais déjà ? Comment ? »
Je souris. « C’est le petit chéri d’Abou Adil qui me l’a dit. Ils ont quasiment écarté Umm Saad. Elle ne fait désormais plus partie de leurs plans.
— Malgré tout, prévint ma mère, le doigt levé, fais quand même gaffe à elle. Elle mijote ses plans à elle.
— Ouais, je m’en doute.
— T’es au courant pour le mamie d’Abou Adil ? Sa copie de lui-même ?
— Mouais. Ce fils de pute d’Umar m’a tout raconté en détail. J’aimerais bien mettre la main dessus rien qu’une minute…»
Elle se mâchonna la lèvre, songeuse. « Je pourrais peut-être trouver un moyen…»
Gloups ! Tout ce que je cherchais. « C’est pas important, m’man. »
Elle se remit à pleurer. « Je suis tellement désolée, Marîd. Tellement désolée de tout ce que j’ai fait, de ne pas être la mère qu’il t’aurait fallu. »
Seigneur, je n’étais pas franchement en état de supporter sa crise de conscience. « Je suis désolé, moi aussi, m’man », dis-je et je fus surpris de découvrir que j’étais parfaitement sincère. « Je ne t’ai jamais manifesté de respect…
— Je n’ai jamais mérité le moindre respect…»
Je levai les deux mains. « Bon, si on arrêtait avant de se battre pour savoir qui a le plus blessé l’autre ? Faisons une trêve ou un truc comme ça…
— Peut-être qu’on pourrait repartir de zéro ? » Il y avait une bizarre timidité dans sa voix.
Tout cela me laissait extrêmement dubitatif. Je ne savais pas s’il était possible de repartir de zéro, surtout après tout ce qui s’était passé entre nous, mais je crus pouvoir lui accorder une chance. « Je n’y vois pas d’inconvénient, répondis-je. Je n’ai aucun amour immodéré pour le passé. »
Elle eut un sourire matois. « Ça me plaît bien de vivre avec toi chez Papa, chou. J’imagine que je n’aurai pas à retourner à Alger et… enfin, tu sais. »
Je poussai un gros soupir. « Je te promets, m’man, que tu n’auras jamais à reprendre cette vie-là. Laisse-moi simplement m’occuper de toi désormais. »
Elle se leva et s’approcha de mon lit, les bras tendus, mais je n’étais pas vraiment prêt à ce genre d’effusions entre mère et fils. J’ai quelques problèmes à extérioriser mes sentiments, je suppose, et je n’ai jamais été un individu très démonstratif. Je la laissai se pencher pour m’embrasser sur la joue et m’étreindre puis elle murmura quelques mots que je ne pus saisir. Je lui donnai une vague tape dans le dos. C’était le mieux que je puisse faire. Elle retourna s’asseoir.
Elle soupira. « Tu m’as rendue très heureuse, Marîd. Plus heureuse que je ne mériterais de l’être. Tout ce que j’ai toujours voulu avoir, c’est une chance de connaître une existence normale. »
Oh, et puis merde, qu’est-ce que ça me coûtait ? « Que veux-tu faire, m’man ? » demandai-je.
Elle fronça les sourcils. « Je ne sais pas au juste. Quelque chose d’utile. Quelque chose d’authentique. »
J’eus l’image ridicule d’une Angel Monroe déguisée en infirmière. J’évacuai l’idée aussitôt. « Abou Adil t’a fait venir en ville pour espionner Papa, n’est-ce pas ?
— Ouais et j’étais vraiment conne de croire qu’il voulait me retrouver.
— Et en quels termes au juste l’as-tu quitté ? Est-ce que tu serais prête à l’espionner, mais cette fois pour nous ? »
Elle eut l’air dubitatif. « Je lui ai vraiment fait comprendre que je n’aimais pas me faire exploiter. Si j’y retournais, je ne sais pas s’il goberait mes excuses. Mais qui sait ? Peut-être. Il ne pense qu’à lui, vois-tu. Ce genre de mecs, ils s’imaginent que leurs femmes seraient prêtes à traverser les flammes rien que pour leurs beaux yeux. Je suppose que je pourrais lui faire gober le truc. » Elle m’adressa un sourire désabusé. « J’ai toujours été bonne actrice. Khalid arrêtait pas de me dire que j’étais la meilleure. »
Khalid, ça me revenait, avait été son souteneur. « Laisse-moi y réfléchir, m’man. Je ne voudrais pas te faire courir de risque, mais j’aimerais bien avoir une arme secrète à l’insu d’Abou Adil.
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