Je débarquai au vingtième, et la première chose que je vis fut une grosse bonne femme au cou épais, vêtue d’une blouse blanche et plantée dans sa guérite circulaire de surveillante. Elle était flanquée d’un type baraqué, en tenue de vigile style Euram. Il avait un énorme paralyseur à la ceinture et me reluqua avec l’air de se demander s’il devait ou non me laisser la vie sauve.
« Vous êtes un patient de cet hôpital », dit l’infirmière. Bon, elle était au moins aussi futée que l’ascenseur.
« Chambre 1540, annonçai-je.
— Ici, on est au vingtième. Qu’est-ce que vous faites à cet étage ?
— Je désire rendre visite à Friedlander bey.
— Un petit instant. » Elle plissa le front et consulta son terminal d’ordinateur. D’après son ton, il était manifeste qu’elle n’imaginait pas qu’un minable dans mon genre pût se trouver sur la liste des visiteurs autorisés. « Votre nom ?
— Marîd Audran.
— Eh bien, vous y êtes. » Elle leva les yeux vers moi. Je croyais qu’après avoir trouvé mon nom sur sa liste, elle manifesterait peut-être, même à contrecœur, un minimum de respect. J’t’en fiche ! « Zaïn, conduisez M. Audran à la suite n° 1 », dit-elle au garde.
Zain acquiesça. « Par ici, monsieur. » Je le suivis le long d’un couloir recouvert d’une moquette luxueuse, tournai dans une allée transversale et m’arrêtai devant la porte de la suite n° l.
Je ne fus pas étonné de voir l’un des Rocs en sentinelle devant la porte. « Habib ? » Je crus déceler l’ombre d’un tressaillement sur son visage. Je lui passai devant, m’attendant plus ou moins à le voir tendre son bras musculeux pour m’intercepter, mais il me laissa passer. Je crois que les deux Rocs m’acceptaient désormais comme l’émissaire de Friedlander bey.
À l’intérieur de la suite, les lumières étaient éteintes et les rideaux tirés devant les fenêtres. Il y avait des fleurs partout, serrées dans des vases, jaillissant de pots ornementés. Leur parfum sucré était presque écœurant ; si ç’avait été ma chambre, j’aurais dit à une infirmière de les distribuer aux autres patients.
Papa gisait, inerte, dans son lit. Il n’avait pas l’air bien. Je savais qu’il avait été aussi gravement brûlé que moi ; son visage et ses bras étaient badigeonnés de la même pâte blanche. Ses cheveux étaient peignés avec soin, mais il n’avait pas été rasé depuis plusieurs jours, sans doute parce que la peau était encore trop sensible. Il était réveillé, mais ses yeux étaient juste entrouverts. La soléine l’assommait. Il n’avait pas la même tolérance que moi.
Il y avait une seconde chambre contiguë et j’aperçus Youssef, le majordome de Papa, et Tariq, son valet de chambre, assis à une table en train de jouer aux cartes. Ils firent mine de se lever mais je leur fis signe de poursuivre leur partie. Je m’installai sur une chaise près du lit de Papa. « Comment te sens-tu, ô cheikh ? »
Il ouvrit les yeux mais je voyais bien qu’il avait du mal à rester éveillé. « On s’occupe bien de moi, mon neveu », me dit-il.
Ce n’était pas ce que je lui avais demandé, mais passons. « Je prie à toute heure pour ton prompt rétablissement. »
Il esquissa un faible sourire. « C’est bien que tu pries. » Il s’interrompit pour reprendre son souffle. « Tu as risqué ta vie pour me sauver. »
J’ouvris les mains. « J’ai fait ce que j’avais à faire.
— Et tu as souffert et tu as été blessé à cause de moi.
— C’est mineur. L’important est que tu sois en vie.
— J’ai une grande dette envers toi », dit le vieillard, d’une voix lasse.
Je hochai la tête. « C’était la volonté d’Allah. Je ne suis que Son humble serviteur. »
Il fronça les sourcils. Malgré la soléine, il souffrait quand même. « Quand j’irai mieux, et que nous serons rentrés tous les deux, laisse-moi te trouver un cadeau équivalent à ton acte de bravoure. »
Oh non, pensai-je, pas encore un cadeau de Papa ! « En attendant, que puis-je pour ton service ?
— Dis-moi : comment l’incendie a-t-il commencé ?
— Un travail d’amateur, ô cheikh. Immédiatement après que nous en avons réchappé, Kmuzu a retrouvé des allumettes et des chiffons à demi carbonisés imbibés d’un quelconque liquide inflammable. »
L’expression de Papa était résolue, presque meurtrière. « C’est bien ce que je craignais. As-tu d’autres indices ? Qui suspectes-tu, ô mon neveu ?
— Je ne sais rien de plus, mais je compte bien enquêter sans relâche sitôt que j’aurai quitté l’hôpital. »
Il paraissait satisfait pour le moment. Il ajouta néanmoins : « Tu dois me promettre une chose.
— Quoi donc, ô cheikh ?
— Quand tu sauras l’identité de l’incendiaire, il doit mourir. Nous ne pouvons apparaître faibles aux yeux de nos ennemis. »
Je m’étais plus ou moins douté qu’il allait dire ça. Il allait falloir que je tienne à jour un petit calepin rien que pour garder la trace de tous les individus que j’étais censé assassiner pour lui. « Oui, dis-je, il mourra. » Je ne promettais pas de tuer personnellement le fils de pute. Je veux dire, tout le monde meurt . Je me disais que je pourrais toujours refiler le bébé aux Rocs parlants. Ils étaient pareils à deux léopards apprivoisés ; il fallait leur lâcher la bride de temps à autre et les laisser courir pour attraper eux-mêmes leur pitance.
« Bien », dit Friedlander bey. Il laissa ses paupières retomber.
« Il y a encore deux problèmes, ô cheikh », dis-je, hésitant.
Il me regarda à nouveau. L’agonie se lisait dans ses yeux. « Je suis désolé, mon neveu, mais je ne me sens pas bien. Avant l’incendie, déjà, j’étais indisposé. Ma migraine et mes douleurs abdominales n’ont fait qu’empirer.
— Les médecins ont-ils une explication ?
— Non, ce sont des imbéciles. Ils me disent qu’ils ne trouvent rien d’anormal. Ils veulent toujours faire de nouveaux examens. Ils m’assomment avec leur incompétence et me torturent de manière indigne.
— Tu dois t’en remettre à eux, mon oncle, rétorquai-je. J’ai toujours été fort bien soigné dans cet hôpital.
— Certes, mais tu n’es pas un fragile vieillard qui s’accroche désespérément à la vie. Chacune de leurs procédures barbares me prive d’une année d’existence. »
Je souris. « Tout ne va pas si mal que ça, ô cheikh. Laisse-leur le temps de découvrir la cause de ton mal et d’y remédier, et bientôt tu te retrouveras plus vigoureux que jamais. »
Papa agita une main impatiente, signe qu’il ne désirait plus parler de ça. « Quels sont ces autres tracas que tu comptais m’infliger ? »
Je devais les aborder l’un et l’autre de manière adéquate. C’étaient des matières fort délicates. « Le premier point concerne mon domestique, Kmuzu. De même que je t’ai sauvé des flammes, Kmuzu m’a également sauvé. Je lui ai promis que je te demanderais de le récompenser.
— Mais bien entendu, mon fils. Il a certainement mérité une juste récompense.
— J’ai pensé que tu pourrais lui accorder la liberté. »
Papa me regarda sans mot dire, le regard vide. « Non, dit-il lentement, le moment n’est pas encore venu. Je considérerai les circonstances, et déciderai de quelque autre compensation appropriée.
— Mais…» Il m’interrompit d’un simple geste. Même dans son état de faiblesse, la force de sa personnalité ne me permettait pas d’insister plus avant quand il avait déjà pris sa décision. « Oui, ô cheikh, dis-je humblement. La seconde affaire concerne la veuve et les enfants de Jirji Shaknahyi, le policier avec qui je faisais équipe. Ils sont dans une situation financière désespérée, et j’aimerais pouvoir faire plus que leur offrir simplement de l’argent. Je requiers ta permission de les installer dans notre demeure, peut-être pour quelques jours seulement. »
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