— Enfin, de toute manière, j’ai l’impression d’avoir une dette à réclamer à Abou Adil, pour m’avoir exploitée ainsi, et une autre à rendre à Papa, pour tout ce qu’il a fait pour moi depuis que je suis venue loger chez lui. »
Ça ne m’enthousiasmait pas outre mesure d’impliquer ma mère plus avant dans cette histoire, mais j’étais parfaitement conscient qu’elle pouvait être une source d’information exceptionnelle. « M’man, lui dis-je, mine de rien, qu’est-ce que les lettres A.L.M. évoquent pour toi ?
— A.L.M.. ? Je sais pas. Non, rien vraiment. L’Alliance de Location de Mannequins ? C’est un syndicat de prostituées mais je ne sais même pas si elles ont une section dans cette ville.
— Tant pis. Et le dossier Phénix ? Ça te dit quelque chose ? »
Je la vis accuser le coup, imperceptiblement. « Non, dit-elle lentement, jamais entendu parler de ça. » Il y avait pourtant quelque chose dans sa façon de le dire qui me persuada qu’elle mentait. Je me demandai ce qu’elle dissimulait à présent. Effacée, la touche d’optimisme qui avait ponctué notre conversation précédente. Le doute s’insinuait en moi : jusqu’où pouvais-je me fier à elle ? L’heure était mal choisie pour approfondir la question, mais viendrait bien un moment de vérité dès que je serais ressorti de l’hôpital.
« M’man, dis-je en étouffant un bâillement, je commence à piquer du nez…
— Oh, mon bébé, alors je vais m’en aller. » Elle se leva, remua mes couvertures. « Je te laisse le lait de chamelle caillé.
— Super, m’man. »
Elle se pencha pour m’embrasser de nouveau. « Je reviendrai. À présent, je vais aller voir comment se porte Papa.
— Fais-lui mes amitiés et dis-lui que je prie Allah pour son rétablissement. » Elle alla vers la porte, se tourna, me fit un signe de main. Puis elle sortit.
La porte s’était à peine refermée qu’une pensée me frappa : la seule personne à savoir que j’étais allé rendre visite à ma mère à Alger était Saïed, le demi-Hadj. Il l’avait sans doute localisée pour Reda Abou Adil. Ça avait dû être lui qui l’avait ramenée en ville pour nous espionner, Papa et moi. Saïed devait travailler pour Abou Adil. Il m’avait trahi.
Je me promis un second moment de vérité, un que le demi-Hadj ne risquerait pas d’oublier.
Quel que soit le but du complot, quelle que soit la signification du dossier Phénix, il devait être devenu terriblement urgent pour Abou Adil car, au cours des derniers mois, il avait envoyé Saïed, Kmuzu puis Umm Saad fourrer le nez dans nos affaires. Je me demandai combien d’autres encore, que je n’avais pas identifiés.
Plus tard dans la soirée, juste avant l’heure du dîner, Kmuzu passa me rendre visite. Il était vêtu d’une chemise blanche sans cravate et d’un costume noir. On aurait dit un croque-mort.
Son expression était solennelle, comme si l’une des infirmières à la porte venait de lui annoncer à quel point mon état était désespéré. Peut-être que mes cheveux brûlés ne repousseraient jamais, ou que je devrais vivre avec cette horrible pommade blanche et froide sur la peau jusqu’à la fin de mes jours.
« Comment vous sentez-vous, yaa sidi ? demanda-t-il.
— Je souffre d’un syndrome-de-stress-différé-consécutif-à-un incendie, lui annonçai-je. Je réalise seulement maintenant que j’ai été à deux doigts d’y passer. Si tu n’avais pas été là pour me réveiller…
— Les flammes l’auraient fait pour vous si vous n’aviez pas branché votre somni-contrôle. »
Je n’avais pas pensé à ça. « Je suppose, reconnus-je. Malgré tout, je te dois la vie.
— Vous avez sauvé le maître de maison, yaa sidi . » Son expression était devenue neutre, mais je savais qu’il n’était pas aussi détaché qu’il le laissait paraître.
On bavarda quelques minutes encore, puis il se leva pour partir. Il tint à m’assurer que ma mère et nos domestiques ne risquaient rien, inchallah . Nous avions deux douzaines de gardes armés. Certes, ils n’avaient pas empêché quelqu’un de forcer la clôture et de mettre le feu à l’aile ouest du bâtiment. Collusion, espionnage, incendie criminel, tentative de meurtre – cela faisait un bout de temps que les ennemis de Papa n’avaient pas exprimé avec autant de bruit leur mécontentement.
Après le départ de Kmuzu, je ne tardai pas à m’ennuyer. J’allumai l’holo-V intégrée au meuble en face de mon lit. Ce n’était pas un très bon appareil et les coordonnées de projection étaient fortement décentrées. La composante verticale avait besoin d’un réglage ; les acteurs d’une quelconque dramatique d’Europe centrale se débattaient, enfoncés jusqu’aux genoux dans la commode. La production bénéficiait de sous-titres, mais hélas, les légendes se barraient, hors de vue, avec les jambes des comédiens dans mon tiroir à chaussettes. Chaque fois qu’il y avait un gros plan, je ne voyais le personnage que du sommet du front au ras des narines.
Je ne pensais pas y prêter attention, vu que chez moi je ne regarde pas des masses l’holo-V. À l’hôpital, toutefois, où l’ennui est quotidiennement au menu, je me surpris à l’allumer à longueur de journée. Je balayais la centaine de chaînes disponibles en provenance du monde entier, sans jamais rien trouver d’intéressant. Cela pouvait tenir à mon état semi-catatonique, à mon manque de concentration ; c’était peut-être aussi la faute aux petits personnages amputés qui pataugeaient dans la commode en pépiant dans une douzaine de langues différentes.
Alors je décrochai de la tragédie de Thuringe et donnai l’ordre à l’appareil de s’éteindre. Puis je sortis du lit et passai ma robe de chambre. C’était plutôt inconfortable à cause de mes brûlures, mais surtout de la pommade blanche ; j’avais horreur de ce machin gluant qui collait à mes vêtements. Je glissai les pieds dans les babouches en papier vert fournies par l’hôpital, et me dirigeai vers la porte.
Juste comme je sortais, un garçon de salle arriva avec le plateau de mon déjeuner. J’avais bigrement faim et je me mis à saliver, avant même de savoir ce qu’il y avait dans les plats. Je décidai de rester dans la chambre jusqu’après le repas. « Qu’est-ce qu’on a ? » demandai-je.
Le garçon déposa le plateau sur ma table à roulettes. « Vous avez un excellent foie grillé », annonça-t-il. Son ton laissait entendre qu’il ne fallait pas en escompter des merveilles.
« Je le mangerai plus tard. » Je quittai ma chambre et enfilai le corridor à pas lents. J’énonçai mon nom à l’ascenseur, et quelques secondes après une cabine arriva. Je ne savais pas au juste quelle était ma liberté de mouvement.
Quand la cabine me demanda l’étage où je désirais me rendre, je lui demandai le numéro de la chambre de Friedlander bey. « Suite pour V.I.P. n° 1, répondit-elle.
— Et c’est à quel étage ?
— Au vingtième. » On ne pouvait pas aller plus haut. Cet hôpital était l’un des trois en ville à disposer de suites pour V.I.P. C’était dans ce même établissement que j’avais subi mon opération d’amplification cérébrale, moins d’un an auparavant. J’appréciais d’avoir une chambre individuelle mais je n’avais pas vraiment besoin d’une suite. Je ne me sentais pas d’humeur à la gaudriole.
« Désirez-vous aller au vingtième ? demanda l’ascenseur.
— Un peu, mon neveu.
— Désirez-vous aller au vingtième ?
— Oui. » C’était un ascenseur idiot. J’attendis, voûté, dans la cabine, pendant qu’elle se traînait du quinzième au vingtième étage. Je cherchais une position appropriée pour ne me sentir ni collant ni gluant, et c’était pas facile. En plus, l’intense odeur mentholée de la pommade blanche commençait à me porter sur le cœur.
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