Je me laissai retomber sur mon oreiller, les yeux fixés au plafond. Je n’étais pas vraiment surpris d’apprendre qu’il pouvait y avoir un rapport entre Abou Adil et le tueur fou américain. À voir comment les choses se goupillaient, je ne serais pas non plus surpris d’apprendre que Jawarski était en fait mon propre frère depuis longtemps disparu.
Je passai près d’une semaine à l’hôpital. Je regardai l’holo-V, lus énormément et, malgré mes recommandations, quelques personnes vinrent me rendre visite – Lily, la sexchangiste qui en pinçait pour moi, Chiri, Yasmin. Il y eut deux surprises : la première était une corbeille de fruits d’Umar Abdoul-Qawy ; la seconde, une visite de six parfaits inconnus, des gens qui habitaient dans le Boudayin et aux environs du commissariat. Parmi eux, je reconnus la jeune femme au bébé à qui j’avais donné quelque argent, le jour où l’on nous avait envoyés, Shaknahyi et moi, enquêter sur On Cheung.
Elle semblait presque aussi timide et gênée que lorsqu’elle m’avait abordé dans la rue. « Ô cheikh », dit-elle d’une voix tremblante, en déposant sur ma desserte une corbeille recouverte d’un linge, « nous implorons tous Allah pour ton rétablissement.
— Ça doit marcher, dis-je en souriant, parce que les médecins disent que je serai sorti aujourd’hui.
— Dieu soit loué », dit la femme. Elle se tourna vers les autres qui l’avaient accompagnée. « Tous ces gens sont les parents des enfants, ces enfants qui t’abordent dans les rues et devant le commissariat de police. Ils te remercient pour ta générosité. »
Ces hommes et ces femmes vivaient dans une forme de pauvreté que j’avais connue la plus grande partie de ma vie. Le plus curieux, c’est qu’ils ne manifestaient aucune irritation à mon égard. Cela peut passer pour de l’ingratitude, mais il arrive qu’on méprise ses bienfaiteurs. Quand j’étais jeune, j’avais appris combien il peut être humiliant de demander la charité, surtout lorsqu’on est désespéré au point de ne pouvoir se permettre le luxe d’être fier.
Tout dépend de l’attitude des donateurs. Je n’oublierai jamais combien je détestais les chrétiens quand j’étais gosse, à Alger. Les chrétiens du quartier avaient coutume de rassembler des paniers de vivres pour ma mère, mon petit frère et moi. Puis ils débarquaient dans notre appartement miteux et restaient plantés là, à nous lorgner, épanouis, fiers de leur bonne action. Leur regard passait de ma mère à Hussein et à moi, dans l’attente qu’on leur manifeste des remerciements de circonstance. Combien de fois aurais-je voulu qu’on ait moins faim, pour pouvoir leur balancer à la gueule leurs satanées conserves !
J’avais peur que ces parents-ci aient les mêmes sentiments à mon endroit. Je voulais leur faire savoir qu’ils n’avaient pas à se sentir obligés de me passer de la pommade pour me remercier.
« Je suis heureux de rendre service, mes amis. Mais franchement, j’ai mes propres motivations égoïstes. Dans le noble Qur’ân, il est dit : “ Que vos largesses soient pour vos père et mère, vos proches, les orphelins, les pauvres et le voyageur. Dieu sait le bien que vous faites [7] Sourate II, « La Vache », verset 215. (N.d.T.)
. ” Alors, qui sait, lorsque je lance un kiam pour une cause valable, cela compensera peut-être la nuit que j’aurai passée en compagnie des jumelles blondes de Hambourg. »
Je vis sourire un couple de visiteurs. Cela me détendit quelque peu. « Même ainsi, dit la jeune mère, nous te remercions.
— Moi-même, il y a moins d’un an, je n’avais pas une situation si reluisante. Parfois, je ne mangeais qu’un jour sur deux. Il y avait des périodes où je n’avais même pas un endroit où loger, et je dormais dans les parcs et les maisons abandonnées. Depuis, j’ai eu de la chance, et je ne fais que retourner une faveur. Je me souviens simplement de la gentillesse que chacun m’a manifestée quand j’étais sans le sou. » En fait, il n’y avait quasiment pas un mot de vrai dans tout ça, mais c’était quand même foutrement bien tourné.
« Nous allons te laisser à présent, ô cheikh, dit la femme. Tu as sans doute besoin de repos. Nous voulions simplement te dire que si jamais nous pouvons faire quoi que ce soit pour toi, ce sera avec le plus grand plaisir. »
Je l’étudiai attentivement, en me demandant si elle était sincère. « À ce qu’il se trouve, je suis à la recherche de deux types, lui dis-je. On Cheung, le marchand de bébés, et ce tueur, Paul Jawarski. Si l’un d’entre vous apprend quelque chose, je lui en serai très reconnaissant. »
Je les vis échanger des regards gênés. Personne ne dit mot. Comme je m’y étais attendu. « Qu’Allah t’accorde la paix et la santé, cheikh Marîd al-Amîn », murmura la femme en reculant vers la porte.
J’avais gagné un titre ! Elle m’avait appelé Marîd le Digne de confiance. « Allah yisallimak », répondis-je. J’étais ravi quand ils partirent.
Environ une heure après, une infirmière vint m’informer que le docteur avait signé mon bulletin de sortie. Parfait. J’appelai Kmuzu, et il m’apporta des habits propres. J’avais encore la peau très sensible et se vêtir était douloureux, mais je n’étais pas mécontent de rentrer à la maison.
« L’Américain, Morgan, désire vous voir, yaa Sidi , m’informa Kmuzu. Il dit avoir quelque chose à vous annoncer.
— Voilà qui paraît de bon augure », remarquai-je. Je montai dans la berline électrique, et Kmuzu referma la porte de mon côté. Puis il fit le tour et s’installa au volant.
« Vous avez également un certain nombre d’affaires en souffrance. Il y a des sommes considérables qui s’entassent sur votre bureau.
— Euh, ouais, j’imagine. » Il devait déjà y avoir les deux grosses enveloppes de ma paie venant de Friedlander bey, plus ma part des bénéfices de chez Chiri.
Kmuzu laissa glisser son regard vers moi. « Avez-vous un plan quelconque pour employer tout cet argent, yaa sidi ? »
Je lui souris. « Allons bon, t’as un canasson à me faire jouer ? »
Kmuzu fronça les sourcils. Aucun sens de l’humour, me remémorai-je. « Votre fortune est devenue importante. En comptant l’argent arrivé pendant votre séjour à l’hôpital, vous disposez désormais de plus de cent mille kiams, yaa Sidi . Vous pourriez faire beaucoup de bien avec une telle somme.
— J’savais pas que tu tenais un compte aussi scrupuleux de ma situation bancaire, Kmuzu. » Il était si amical, parfois, que j’avais tendance à oublier qu’en définitive ce n’était qu’un espion. « Eh bien, j’avais plusieurs idées pour employer utilement cet argent. Un dispensaire dans le Boudayin, peut-être, ou bien une soupe populaire. »
Là, je l’avais vraiment surpris. « C’est magnifique et… inattendu ! J’approuve de tout cœur.
— J’en suis ravi », fis-je, aigrement. J’avais effectivement réfléchi à la question mais je ne savais par où commencer. « Qu’est-ce que tu dirais de voir la faisabilité de tout cela ? Tout mon temps est accaparé par cette histoire Abou-Adil – Jawarski.
— J’en serais plus qu’heureux. Je ne crois pas que vous ayez encore assez pour financer un dispensaire, yaa sidi , mais procurer aux pauvres des repas chauds, voilà un geste de valeur.
— Je compte bien que ce soit plus qu’un geste. Préviens-moi dès que tu auras des plans et des chiffres à me présenter. » Le mieux, dans l’histoire, c’est que ça le tiendrait occupé et que je ne l’aurais plus dans les jambes pour un bout de temps.
Quand j’entrai dans la maison, Youssef sourit et s’inclina : « Bienvenue chez vous, ô cheikh ! » Il tint absolument à arracher ma valise des mains de Kmuzu. Tous deux me suivirent dans le corridor.
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