Shaknahyi avait laissé passer quelques jours, mais maintenant il voulait reprendre le dossier après notre visite à Reda Abou Adil. Selon lui, c’était Friedlander bey qui avait demandé au lieutenant Hadjar de nous confier cette enquête, mais Papa faisait toujours mine de se désintéresser totalement de l’affaire. Nos coups de sonde délicats auraient été bien plus payants si quelqu’un avait daigné nous dire ce que nous tentions au juste de déterrer.
Pourtant, j’avais d’autres soucis en tête. Un beau matin, après que je me fus habillé et que Kmuzu m’eut servi le petit déjeuner, je me carrai dans mon siège pour réfléchir à mon programme de la journée.
« Kmuzu, dis-je, veux-tu aller réveiller ma mère et voir si elle veut bien me parler ? J’aurais besoin de lui demander quelque chose avant d’aller au commissariat.
— Bien sûr, yaa sidi . » Il me lorgna, méfiant, comme si je tentais de lui jouer encore un tour. « Vous voulez la voir tout de suite ?
— Sitôt qu’elle pourra se présenter dans une tenue décente. Si pour elle la chose est possible. » Je relevai l’air désapprobateur de Kmuzu et la bouclai.
J’eus le temps de boire une autre tasse de café avant son retour. « Umm Marîd sera heureuse de vous voir tout de suite », m’annonça Kmuzu.
J’étais surpris. « Elle n’a jamais aimé se lever bien avant midi.
— Elle était déjà debout et habillée quand j’ai frappé à sa porte. »
Peut-être qu’elle avait tourné une nouvelle page, mais je n’avais pas dû écouter d’assez près pour l’entendre. J’empoignai ma serviette et mon blazer. « Je vais juste la voir deux minutes. Inutile de m’accompagner. » Depuis le temps, j’aurais dû me méfier ; Kmuzu ne dit pas un mot mais il me suivit hors de l’appartement jusque dans l’autre aile où Angel Monroe s’était vu attribuer sa suite particulière.
« C’est une affaire personnelle, dis-je à Kmuzu quand nous fûmes arrivés devant chez elle. Attends-moi dans le hall si tu veux. » Je frappai à la porte puis entrai.
Elle était installée sur un divan, vêtue très décemment d’une robe noire informe à manches longues, variante de la tenue que portent les femmes musulmanes traditionalistes. Elle avait également caché ses cheveux sous un grand foulard, mais le voile masquant le visage avait été légèrement détendu d’un côté et lui pendait sur l’épaule. Elle était en train de tirer sur l’embout d’un narghileh . La pipe à eau était pour l’heure remplie de tabac fort mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’avait pas contenu récemment du haschich et qu’elle n’allait pas tarder à en recevoir à nouveau.
« Matinée de bien-être, ô ma mère », lui dis-je.
Je crois que mon salut courtois la prit au dépourvu.
« Matinée de lumière, ô cheikh », répondit-elle. Le front plissé, elle me scruta depuis l’autre bout de la pièce. Elle attendait que je lui explique ma présence chez elle.
« Es-tu bien installée ici ? lui demandai-je.
— C’est parfait. » Elle tira une longue bouffée et le narghileh bouillonna. « Tu t’es pas mal débrouillé. Comment as-tu fait ton compte pour atterrir dans ce luxe effréné ? T’as rendu des services… personnels à Papa ? » Elle m’adressa un sourire torve.
« Pas les services auxquels tu penses, ô mère. Je suis l’assistant de Friedlander bey pour ses affaires. Il prend les décisions et je les exécute. Ça ne va pas plus loin.
— Et l’une de ses décisions d’affaires a été de te transformer en flic ?
— Tout juste. »
Elle haussa les épaules. « Enfin, puisque tu le dis. Alors comme ça, tu as décidé de m’installer ici ? Tu t’inquiéterais soudain du bien-être de ta vieille maman ?
— L’idée venait de Papa. »
Ça la fit rire. « Tu n’as jamais été un fils attentionné, ô cheikh.
— Pour autant que je me souvienne, tu n’étais pas non plus une mère-poule. C’est bien pourquoi je me demandais pourquoi t’as débarqué ici tout d’un coup. »
Elle tira de nouveau sur le narghileh . « Alger est d’un ennui ! J’y ai passé presque toute mon existence. Après ta visite, j’ai compris que je devais changer d’air. J’ai eu envie de venir ici, revoir cette cité.
— Et me revoir, moi ? »
Nouveau haussement d’épaules. « Ouais, ça aussi.
— Et Abou Adil ? T’es passée chez lui d’abord ou tu n’es pas encore allée là-bas ? » Dans le métier, on appelle ça tenter un coup de sonde. Parfois ça mord, parfois pas.
« J’ai plus rien à voir avec ce fils de pute », fit-elle. Presque en montrant les dents.
Shaknahyi aurait été fier de moi. Je dissimulai mes émotions et gardai une expression neutre. « Et que t’a fait Abou Adil ?
— Ce salaud, ce malade… Peu importe, c’est pas tes oignons. » Elle se concentra sur sa pipe à eau pendant plusieurs secondes.
« Très bien, dis-je enfin. Je respecte ta volonté, ô ma mère. Puis-je faire quelque chose pour toi avant de partir ?
— Tout est super. Va donc jouer les Protecteurs des Innocents. Va donc harceler quelque pauvre fille au turbin et pense un peu à moi. »
J’ouvrais la bouche pour lui répondre vertement mais je me repris à temps. « Si tu as faim ou si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’as qu’à demander à Youssef ou à Kmuzu. Puisse ta journée être heureuse.
— Et la tienne prospère, ô cheikh. » Chaque fois qu’elle me baptisait de la sorte, il y avait dans sa voix une lourde ironie.
Je la saluai d’un signe de tête et quittai la pièce, refermant doucement la porte derrière moi. Kmuzu était dans le couloir, à l’endroit précis où je l’avais laissé. Il avait l’air si loyal, le bougre, que j’eus presque envie d’aller le gratter derrière l’oreille. Mais je n’étais pas dupe une seule minute.
« Vous feriez bien d’aller saluer le maître de maison avant notre départ pour le commissariat, me dit-il.
— Je n’ai pas besoin que tu me donnes des cours de savoir-vivre, Kmuzu. » Il avait le chic pour m’emmerder. « Est-ce que tu sous-entendrais que j’ignore mes devoirs ?
— Je ne sous-entends rien du tout, yaa sidi . C’est vous qui extrapolez.
— Bien sûr, bien sûr. » On ne discute pas avec un esclave.
Friedlander bey était déjà au travail. Installé derrière son vaste bureau, il se massait les tempes d’une main. Aujourd’hui, il avait mis une robe de soie jaune pâle et passé dessus une chemise blanche amidonnée au col boutonné sans cravate. Par-dessus la chemise, il avait enfilé un veston de tweed à chevrons d’apparence luxueuse. Seul un cheikh âgé et révéré pouvait se permettre d’arborer une tenue pareille. Quant à moi, je trouvais qu’elle lui allait à merveille. « Habib, lança-t-il. Labib. »
Habib et Labib sont les Rocs parlants. Le seul moyen de les distinguer est de lancer l’un des deux noms : on a une chance sur deux d’en voir un tressaillir. Dans le cas contraire, cela ne fait guère de différence. D’ailleurs, je n’aurais pas juré qu’ils réagissaient à l’appel de leur propre nom ; peut-être faisaient-ils ça juste pour rire.
Les deux Rocs parlants étaient dans le bureau, debout de part et d’autre d’un siège à haut dossier. Dans le siège, je fus surpris de découvrir le jeune fils d’Umm Saad. Les deux sbires avaient chacun une main plaquée sur l’épaule du jeune garçon et ces mains écrasaient et trituraient ses jointures : ils le soumettaient à la question. J’avais eu droit au même traitement et je peux vous garantir que ce n’est pas de la tarte.
Papa eut un bref sourire quand j’entrai dans la pièce. Il ne me salua pas mais se retourna vers Saad. « Avant de venir dans notre ville, dit-il à voix basse, où habitiez-vous, toi et ta mère ?
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