Shaknahyi ne dit mot jusqu’à ce que nous soyons de nouveau installés dans la voiture de patrouille. « Tu fais ça souvent ?
— Quoi donc ?
— Filer cent kiams à des inconnus. »
Je haussai les épaules. « Le don d’aumône n’est-il pas l’un des Cinq Piliers de la Foi ?
— Ouais, mais tu ne prêtes pas spécialement attention aux quatre autres. C’est bizarre, d’ailleurs, parce que pour la plupart des gens, se défaire de leur argent est le plus dur de tous. »
En fait, je me demandais moi-même pourquoi j’avais fait ça. Peut-être parce que j’étais culpabilisé par mon attitude à l’égard de ma mère. « J’ai simplement eu pitié de cette pauvre vieille.
— Tout le monde compatit à son sort dans le quartier. Tout le monde s’occupe d’elle. C’était Safiyya, la Femme au Mouton. C’est une vieille folle. On ne la voit jamais sans un petit mouton. Elle le trimbale partout. Elle le fait boire à la fontaine de la mosquée de Chimaal.
— Je n’ai pas vu le moindre mouton. »
Shaknahyi éclata de rire. « Non, son dernier s’est fait écraser par une charrette de chiche-kebab, il y a quinze jours. Pour l’instant, elle se contente d’un mouton imaginaire. Il était juste à côté d’elle, mais Safiyya est la seule à le voir.
— Ah bon. » Je lui avais donné suffisamment pour qu’elle s’en achète un couple. Ma maigre contribution à l’allègement des souffrances du monde.
Nous devions contourner le Boudayin. Bien que la Rue le traverse dans la bonne direction, elle se termine en impasse à l’entrée du cimetière. Je connais bon nombre de ses locataires – des amis et des relations qui sont morts et qu’on y a enterrés – sans parler des vivants tellement pauvres qu’ils se sont installés dans les tombes.
Shaknahyi passa au sud du quartier et nous pénétrâmes dans un secteur qui m’était parfaitement étranger. Au début, les maisons étaient de taille modeste et pas en trop mauvais état ; mais au bout de deux ou trois kilomètres, je remarquai une accentuation du délabrement général. Les bâtisses chaulées au toit en terrasse avaient cédé la place à des pâtés d’immeubles hideux, puis ceux-ci à leur tour à des parcelles vides et brûlées, parsemées d’horribles petites cabanes faites de bouts de contreplaqué et de plaques de tôle ondulée dévorées par la rouille.
Nous roulions toujours et j’avisai des groupes d’hommes désœuvrés, appuyés aux murs ou accroupis à même le sol nu, partageant des bols de liqueur, sans doute du laqbi, un vin de datte. Des femmes s’apostrophaient depuis leurs fenêtres. L’air empestait la fumée de bois et les excréments humains. Des enfants vêtus de longues chemises en lambeaux jouaient au milieu des détritus épars dans les caniveaux. Bien des années plus tôt, à Alger, j’avais été pareil à ces garnements affamés et peut-être était-ce pour cela que leur vue me touchait tant.
Shaknahyi avait dû remarquer mon expression. « Il y a des quartiers pires encore que Hâmidiyya, dit-il. Et un flic doit être prêt à aller dans n’importe quel endroit et s’occuper de n’importe quel genre d’individu.
— Je réfléchissais, c’est tout, dis-je lentement. Voici donc le territoire d’Abou Adil. Apparemment, il ne fait pas grand-chose pour tous ces gens, alors pourquoi lui restent-ils fidèles ? »
Shaknahyi me répondit par une autre question. « Pourquoi restes-tu fidèle à Friedlander bey ? »
Une bonne raison était que Papa avait profité de mon passage sur le billard pour me faire câbler le centre de punition du cerveau en même temps que le reste ; de sorte qu’il pouvait le stimuler à sa guise. Au lieu de cela, je répondis : « Ce n’est pas la mauvaise vie. Et je suppose que je dois le craindre, voilà tout.
— Idem pour ces pauvres fellahîn . Ils vivent dans la terreur d’Abou Adil et celui-ci leur en laisse juste assez pour les empêcher de mourir de faim. Ce que je me demande, c’est comment des gens comme Friedlander bey et Abou Adil sont parvenus à obtenir ce genre de pouvoir. »
Je regardai défiler les taudis devant le pare-brise. « D’où crois-tu que Papa tire son argent ? » demandai-je.
Shaknahyi haussa les épaules. « Il contrôle un bon millier de petits truands du secteur, qui tous lui rétrocèdent une grosse partie de leurs gains en échange du droit de vivre en paix. »
Je hochai la tête. « Ce n’est que ce que tu vois se dérouler dans le Boudayin. En apparence, le vice et la corruption semblent la principale source de revenus de Friedlander bey. Cela fait maintenant plusieurs mois que je vis sous son toit et j’ai révisé mon jugement. Le fric provenant du vice n’est que de l’argent de poche pour Papa. Ça doit représenter peut-être cinq pour cent de son revenu annuel. Il a des activités d’une autre envergure et Reda Abou Adil est dans la même branche. Ils vendent de l’ordre.
— Ils vendent quoi ?
— De l’ordre. La continuité. Le gouvernement.
— Comment ça ?
— Écoute voir, la moitié des pays du monde ont éclaté et se sont reconstitués au point qu’il est quasiment impossible de savoir aujourd’hui qui possède quoi, qui vit où et qui doit payer des impôts, et à qui.
— Exactement comme ce qui se passe en ce moment en Anatolie, observa Shaknahyi.
— Tout juste. L’Anatolie, du temps des aïeux des habitants actuels, ça s’appelait la Turquie. Auparavant, c’était l’Empire ottoman, et avant encore, c’était déjà l’Anatolie. Aujourd’hui, il semblerait que l’Anatolie soit en train d’éclater en Galatie, Lydie, Cappadoce, Nicée et Byzance d’Asie : une démocratie, un émirat, une république populaire, une dictature fasciste et une monarchie constitutionnelle. Vaudrait mieux que quelqu’un chapeaute le tout, histoire de tenir correctement les archives.
— Peut-être, mais ça paraît un boulot difficile.
— Ouais, mais celui qui y parvient se retrouve le véritable détenteur du pouvoir. Le vrai pouvoir, parce que tous ces petits États auront besoin de son aide pour ne pas s’effondrer.
— Il y a une espèce de logique tordue, là-dedans. Et t’es en train de me dire que c’est le racket de Friedlander bey ?
— C’est un service. Un service important. Et il a quantité de moyens d’exploiter la situation.
— Ouais, t’as raison », fit-il, admiratif. Nous prîmes un virage et devant nous apparut un long mur élevé de briques marron foncé. C’était la propriété de Reda Abou Adil. Elle avait l’air en tout point aussi vaste que celle de Papa. Comme nous nous arrêtions devant le portail gardé, l’aspect fastueux du corps de logis principal paraissait d’autant plus impressionnant par contraste avec l’environnement sordide que constituait le quartier.
Shaknahyi présenta nos papiers au vigile. « Nous sommes ici pour voir cheikh Reda », dit-il. Le garde décrocha un téléphone et parla à quelqu’un. Après un moment, il nous laissa poursuivre notre route.
« Il y a un siècle ou même plus, observa Shaknahyi, songeur, les pontes du crime avaient tous de grands plans illicites pour gagner de l’argent. Parfois, ils opéraient également dans les affaires légales pour de simples motifs pratiques, blanchir l’argent, par exemple.
— Ouais ? Et après ?
— Réfléchis un peu : tu dis que Reda Abou Adil et Friedlander bey sont deux des hommes les plus puissants de la planète, au titre de “ conseillers ” d’États étrangers. C’est parfaitement légitime. Les connexions de ces deux vieillards avec le monde du crime n’ont qu’une bien moindre importance. Elles servent tout juste à assurer un gagne-pain à leurs associés et subordonnés. C’est devenu le monde à l’envers.
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